Déjà l'heure de notre prochaine séance, mardi, La Nuit américaine de Truffaut. Voici la bande annonce du film, et ici la bande-annonce du Mépris, le film de Godard sur le cinéma, l'occasion de jauger la différence de style, de ton, d'esprit des deux monstres sacrés de la Nouvelle Vague (et juste parce que j'adore cette bande-annonce).
A mardi!
Adrien
Le SYNOPSIS (par Julie)
La nuit Américaine est un film sur la génèse d’un film, un film qui rend hommage au cinéma.
Dans les studios de la Victorine, le tournage d’un film,Je vous présente Paméla (l’histoire d’une jeune fille anglaise qui tombe amoureuse du père de son mari, et part avec lui), commence sous la direction de Ferrand, le réalisateur. Les figurants s’agitent devant un grand décor. Les techniciens assaillent le cinéaste de questions, tandis que les acteurs commencent à arriver sur le plateau. On attend la vedette du film, Julie Baker, une star américaine psychologiquement assez fragile.
Puis le tournage suit son cours, mais semble parfois échapper au contrôle de Ferrand, troublé quelque peu par les problèmes personnels de chacun des membres de l’équipe. Ainsi, l’histoire de La nuit américaine mêle la vie privée des acteurs durant un tournage à l’intrigue des personnages qu’ils incarnent, alors même qu’on parvient souvent à ces moments, comme le dit le metteur en scène, où « les problèmes personnels ne comptent plus », où « le cinéma règne. »
Déprimes, pannes d’inspiration, problèmes techniques, disputes, rien, pas même la mort, n’arrête le film.
Ce film dans le film, cette mise en abîme du cinéma, nous permet de plonger avec joie dans l’ univers d’un tournage sous ses divers aspects techniques et humains. On y découvre la face cachée du cinéma : l’excitation sur un plateau, la réussite d’une entreprise, la solidarité de l’équipe, l’enthousiasme des acteurs… Du perchman à l'accessoiriste, en passant par la scripte, le producteur, la maquilleuse, et le régisseur, tous les maillons indispensables à la création de cette inoubliable expérience qu'est le cinéma sont là.
La Nuit Américaine mêle en quelque sorte documentaire et fiction : c’est un film vrai et sincère sur un monde factice, celui du cinéma, où « on passe son temps à s’embrasser, car il faut montrer qu’on s’aime », comme le dit l’un des personnages.
Parce que finalement, La Nuit Américaine est un film d’amour, un film consacré à l’amour du cinéma. C’est une déclaration de foi dans le 7ème art, que Truffaut aimait le plus au monde et qui devait souvent passer pour lui avant la vie privée, avant la vie tout court.
« Je sais il y a la vie privée, mais la vie privée elle est boîteuse pour tout le monde. Les films sont plus harmonieux que la vie Alphonse, il n’y a pas d’embouteillage dans les films, il n’y a pas de temps mort, les films avancent comme des trains tu comprends, comme des trains dans la nuit. Les gens comme toi, comme moi, tu le sais bien, on est fait pour être heureux dans le travail, dans notre travail de cinéma. »
La nuit Américaine : Un film autobiographique ?
Avant de réaliser La Nuit Américaine, Truffaut s’inspire de notes qu’il a écrit lui-même, sur ses souvenirs de tournage, sur des éléments de sa vie privée.
Dans un premier temps cependant, Truffaut est décidé à effacer toute trace autobiographique visible dans son film. Il imagine par exemple d’interpréter un metteur en scène dont la vie passée diffèrerait de sa propre vie : « il a commencé comme acteur ; il a abandonné parce qu’il ne se trouvait pas assez bon. »
Mais Truffaut finit par renoncer à cette idée et laisse le spectateur libre de l’identifier à Ferrand, ou bien même de charger le personnage d’Alphonse des précédentes apparitions de J-P Léaud en Doinel. Si Truffaut donne à Ferrand un sonotone qui lui apporte une sorte de protection, c’est aussi une manière de private joke, puisqu’il a lui-même une oreille abimée par des tirs lors de son engagement dans l’armée.
Sur certains plans cependant, il prend de la distance avec l’autobiographie, comme lorsqu’il décide qu’il n’y aura aucune aventure entre l’actrice et le metteur en scène (on sait que Truffaut eu beaucoup d’histoires amoureuses avec ses actrices), mais que c’est l’actrice qui réconfortera le jeune acteur malheureux en couchant avec lui. À Godard de déclarer alors : « On se demande pourquoi le metteur en scène est le seul à ne pas baiser dans La nuit américaine. » !
Au moment de la sortie du film, Truffaut prévient qu’il n’a pas cherché à dire toute la vérité sur le tournage d’un film, mais uniquement des choses vraies…
Le succès de La Nuit Américaine
Le film est tourné après deux échecs commerciaux successifs : Les deux Anglaises et le continent et Une Belle fille comme moi -qui sort une dizaine de jours avant le début du tournage de La Nuit Américaine-, d’où l’importance pour Truffaut de sa réception auprès du public.
Les artistes associés refusent de financer La Nuit Américaine, jugeant le scénario trop risqué, car « trop intellectuel », se méfiant de l’aspect « film dans le film » qui pourrait dérouter un spectateur non averti. C’est la Warner Bros qui va finalement s’engager sur le film, malgré l’échec des deux Anglaises.
Confiant, Truffaut accepte de présenter son film au festival de Cannes. Le lendemain, Le Parisien parle d’ « une nuit mémorable », tandis que Louis Chauvet dans Le figaro soutient que le film aurait eu la palme d’or s’il avait concouru.Aussi la critique sera élogieuse (malgré la dure réaction de Godard), et le verdict du public, dont se préoccupe Truffaut, sera aussi positif.
Le film reçoit finalement l’oscar du meilleur film étranger en 1973.
« Je me suis rassemblé et réconcilié avec moi-même avec la Nuit Américaine qui concerne simplement ma raison de vivre » déclarera Truffaut au critique Jean Louis Bory.
La nuit Américaine : une nuit d’amour franco-hollywoodienne ?
Que le titre du film ne nous trompe pas : il désigne une technique cinématographique qui permet, grâce à une sous-exposition de la pellicule et/ou à l'utilisation d'un filtre, de tourner de jour des scènes, généralement en extérieur, censées se déroule diégétiquement la nuit.
Cependant, si la Nuit américaine se pose comme un manifeste de la Nouvelle Vague, qui déclare la fin du tournage en studio pour aborder le cinéma avec plus de vérisme, et si J-P Léaud et Dani représentent le tournage intimiste à la Française, Truffaut désire introduire une dimension internationale à son film, lorsqu’il choisit certains de ses interprètes par exemple. Jean-Pierre Aumont apporte le prestige d’un passé hollywoodien. Jacqueline Bisset, comédienne anglaise et vedette féminine de Bullit ( de Peter Yates), apporte le parfum d’Hollywood au présent.
Truffaut ne se prive pas non plus de faire référence explicitement à des acteurs ou des réalisateurs américains. Le film dès le départ est dédié à Lillian et Dorothy Gish, les deux sœurs du cinéma muet. Ferrand rêve toutes les nuits d'un petit garçon marchant, étrangement avec une canne, dans des scènes crépusculaires désaturées à la limite du noir et blanc. Il s'approche d'un cinéma pour y dérober les photos de Citizen Kane.
L'origine même de ce film remonte à une observation de Hitchcock lors de son interview avec Truffaut : « Toute l'action se déroulerait dans un studio, non pas sur le plateau devant la caméra, mais hors du plateau entre les prises de vue ; les vedettes du film seraient des personnages secondaires et les personnages principaux seraient certains figurants. On pourrait faire un contrepoint merveilleux entre l'histoire banale du film que l'on tourne et le drame qui se déroule à côté du travail ». Et Truffaut, des années plus tard, devait se souvenir de cette suggestion géniale du maître du suspense : « Je me suis imposé des limites très précises - avait-il dit à ce propos - j'ai respecté l'unité de lieu, de temps et d'action. (...) Je n'ai pas cherché à détruire la mythologie du cinéma. Le cinéma français étant très peu mythologique, j'ai voulu que ce film porte l'empreinte d'Hollywood. ».
Et puis, comme l’affirme la voix-off du metteur en scène au début de la Nuit américaine : « un tournage de film, ça ressemble exactement au trajet d’une diligence au Far-West »
La fièvre dans le sang (Splendor in the Grass), réalisé en 1961, est le quinzième long métrage de fiction d’Elia Kazan, basé sur un scénario de William Inge. C’est le deuxième film de ce que l’on considère comme la trilogie américaine du réalisateur, débutant avec Le fleuve sauvage (Wild River) en 1960 et se terminant par America, America en 1963, son film le plus personnel, basé sur les épopées de son oncle décidé à quitter la Turquie pour les Etats-Unis.
Comme à son habitude, il va s’agir pour Kazan, né en Turquie de parents d’origine grecque et émigré aux Etats-Unis à l’âge de quatre ans, de parler de la terre d’accueil de sa famille, l’Amérique, qu’il aime de toutes ses forces et dont il lui faudra, de films en films, dénoncer les tares : ici, le puritanisme et le matérialisme bourgeois, après avoir montré la corruption politique ou syndicale dans Boomerang et Sur les quais (On the Waterfront), le racisme et l’antisémitisme dans L’héritage de la chair (Pinky), Le mur invisible (Gentleman’s Agreement) et Le fleuve sauvage ou encore le dangereux pouvoir de la télévision dans Un homme dans la foule (A Face in the Crowd). Plus encore, il s’intéresse à montrer « superposé à tous ces thèmes, celui de la lutte de l’homme qui cherche péniblement à être heureux, à y voir clair, à être en règle avec sa conscience et à préserver son individualité dans un monde qui semble bien décidé à l’annihiler. »
Né en 1909 à Constantinople et arrivé en 1913 aux Etats-Unis, Elia Kazan, après des études d’art dramatique à Yale, a commencé par être metteur en scène et acteur de théâtre à New York, où il intègre le Group Theatre en 1932. C’est là qu’il rencontre Lee Strasberg avec qui, entre autres, il fondera la fameuse école Actor’s Studio, se basant dans ses enseignements sur la méthode Stanislavski. Après un court-métrage et un documentaire, il réalise son premier film en 1945 : Le lys de Brooklyn (A Tree Grows in Brooklyn). Il part à Hollywood et après quelques films dans lesquels il fait déjà tourner des stars, il rencontre un grand succès en 1952 avec Un tramway nommé Désire (A Streetcar Named Desire), film remportant plusieurs oscars et qui fait découvrir Marlon Brando au public international, faisant de lui une star. C’est également Kazan qui fait tourner James Dean le premier, dans A l’est d’Eden (East of Eden) en 1955. Ancien communiste, il est l’un des seuls réalisateurs, et en tout cas l’un des plus connus, à donner des noms lors de la Chasse aux sorcières d’Hollywood, ce qui lui vaut la haine de beaucoup de ses confrères, jusqu’à la fin de sa vie. Plein de remords, il se justifie maladroitement par la suite en évoquant son antistalinisme. Mais l’affaire est complexe : « Pensait-il réellement pouvoir faire du tort à Staline en dénonçant quelques acteurs du Group Theatre ? Entre anti-communisme et délation, il y avait une marge. Il jette un voile sur des sentiments pourtant bien compréhensibles, surtout chez un « émigrant », toujours à la recherche de son identité culturelle : la peur – de perdre un travail, un statut social -, la « reconnaissance » surtout dont il avait bénéficié de par son adhésion à des idées qui étaient partagées par toute une élite intellectuelle avant de devenir impopulaires. » Cette expérience influence fortement ses films à venir, où l’on retrouve des personnages rongés par la culpabilité d’avoir eu à trahir les leurs, à commencer par Sur les quais (On the Waterfront) en 1954, avec Marlon Brando, mais aussi L’arrangement (The Arrangement) en 1969, en partie autobiographique. Après avoir tourné son dernier film en 1976, Le dernier nabab (The Last Tycoon) au casting impressionnant, réunissant Robert De Niro, Robert Mitchum, Jeanne Moreau, Tony Curtis ou encore Jack Nicholson, il se consacre à l’écriture de romans et d’une autobiographie. Il s’éteint chez lui à New York, en 2003.
Un film-monde
Peter Brook : « On dit le monde de Beckett, le monde de Giacometti. On ne dit pas le monde de Shakespeare car Shakespeare, c’est le monde. » Un film-monde ce serait un film que l’on pourrait parcourir dans tous les sens, où l’on pourrait se perdre, que l’on pourrait traverser avec du mal à avancer quelques fois et qu’il faudrait défricher, un film à partir duquel on pourrait arriver à tout et auquel on pourrait revenir sans cesse. Kubrick, Boorman, Resnais ou encore Fellini, pour ne pas citer Altman, Powell, les frères Coen ou Coppola ont réalisé des films-monde. Plus que cela, comme Brook dit de Shakespeare qu’il est le monde, lui qui est passé de la farce à la fable poétique, de la tragédie à l’épopée historique en passant par la comédie romantique, ils sont des cinéaste-monde, eux qui dans l’ensemble de leur œuvre ont privilégié la profusion (dans les sujets abordés, dans le style) et la variété, les rendant souvent difficilement reconnaissables dès la première image, ceci leur valant le mépris des partisans d’un « auteurisme » triomphant.
Elia Kazan, dont nous diffusons ce soir La fièvre dans le sang (Splendor in the grass), n’est en réalité pas un cinéaste-monde, lui dont l’œuvre est à priori plus cohérente et « stable » que celle éclatée, foisonnante, baroque des cinéastes évoqués plus haut. Mais rappelons que la première unité sous laquelle peuvent se réunir toutes ces œuvres de cinéastes-monde à l’intérieur de leur carrière est celle de la diversité ; autrement dit, ce qu’elles ont en commun c’est d’être apparemment différentes à chaque fois (il suffit de penser, pour prendre l’exemple le plus éloquent, aux sujets successifs des films de Kubrick, à l’opposé les uns des autres). Et c’est en ceci que La fièvre dans le sang semble répondre de manière intéressante, à l’intérieure d’une seule œuvre, à ce terme de film-monde.
Grand cinéaste du politique, Kazan sait faire voir l’unité dans sa diversité et donc sa complexité, cette complexité qui tisse des liens et crée des réseaux entre tous les éléments constitutifs de notre vie et que l’on ne peut séparer. Comme le dit bien Michel Ciment dans son livre Les conquérants d’un nouveau monde : « Ainsi chez Kazan tout se trouve lié : il n’est pas une conduite qui ne se voie infléchie par le milieu ambiant avant d’agir à son tour sur d’autres conduites. »
Si les événements dans leur rapport de causalité nous paraissent indissociables, les personnages peuvent sur certains points renvoyer les uns aux autres : Ginny Stamper (Barbara Loden, future femme du réalisateur), la sœur de Bud (Warren Beatty), dit détester cette ville où tout le monde la regarde comme une bête de foire ; cette impression d’être épiée sera ressentie plus tard dans le film par Deanie Loomis (Natalie Wood, la petite amie de Bud) traversant les couloirs de son lycée sous les regards de ses camarades semblant tous savoir ce qu’elle ignore : Bud l’a trompée avec la volage de la classe… De même pour les décors : le salon familial des Stamper, la chambre de Bud contiennent des maquettes de puits de pétrole, symboles verticaux d’ascension sociale, mais aussi symboles phalliques marquant ironiquement l’impossibilité pour Bud de passer à l’acte avec sa petite amie Deanie et soulignant le handicap de son père (qu’on ne voit jamais proche de sa femme) : c’est en chutant du haut d’un de ces puits qu’il a perdu le bon usage d’une de ses jambes et cette faim, cette ambition dont il parle lui-même le mèneront à une seconde chute, celle de ses actions en bourse, puis celle, littérale, le voyant périr en sautant de la fenêtre d’un hôtel new-yorkais.
L’histoire d’amour entre ces deux personnages principaux Deanie Loomis et Bud Stamper pourrait nous paraître à première vue, résumée en quelques phrases, terriblement banale et rabâchée. Sauf que Kazan nous montre comment ces deux histoires individuelles, qui auraient pu ensembles sceller un destin commun, sont dirigées par des éléments extérieurs, tels que les événements de la vie économique d’alors ou les impératifs sociaux de l’époque. Bref, c’est le fameux schéma de la petite histoire (celle de deux individus anodins, qui s’aiment) dans la grande (celle des Etats-Unis, dont ne cesse de parler Kazan).
Ce qu’ils en disent
Laissons place à quelques grandes plumes de la critique, nous éclairant sur quelques aspects du film :
Jacques Rivette, dans un article de juin 1962 pour les Cahiers du Cinéma :
« Le sujet des deux derniers films d’Elia Kazan est le temps. Non quelque idée abstraite, mais ce temps quotidien tel que les hommes doivent le vivre, jour après jour… Mais, au lieu d’opposer deux moments, deux états de la durée, Splendor in the grass s’attache à décrire ce travail même du temps, cette obscure dégradation et métamorphose qui fait deux étrangers d’un couple amoureux, d’un puissant un homme traqué, d’un pays stable un peuple à la dérive, d’une morale établie une morale caduque. L’écoulement, ou la transformation des valeurs, de toutes les valeurs, tel est l’axe d’un film dont les voix diverses s’unissent sous le commun dénominateur de l’idée de crise. »
Bertrand Tavernier et Jean-Pierre Coursodon dans 50 ans de cinéma américain :
« A la question : « Qu’est-ce que le cinéma ? », on ne peut répondre (à moins d’écrire un volume) que de façon limitative et arbitraire, en citant des noms, des titres, ou mieux un nom, un titre symbolique. Ce nom, pour nous, pourrait bien être Kazan ; ce titre, Splendor in the Grass, peut-être le plus beau de ses trois derniers films, qui sont les plus beaux qu’on puisse voir. Certes, le cinéma ne saurait se ramener à un film (et Kazan ne nous paraît pas « le plus grand », car à un certain degré le génie ne se mesure plus et tous les grands sont au même niveau) mais, en revanche, un film peut très bien concrétiser tout ce que le cinéma représente pour nous ; Splendor in the Grass est certainement de ceux-là. (…) Peintre des conflits, il tend à exprimer par son style (et surtout sa direction d’acteurs) les tensions qui résultent de ces conflits, et les accès de violence ou de délire dans lesquels ces tensions se résolvent. C’est parce que la forme rend compte trop fidèlement de ces explosions, de ces ruptures d’équilibre, que l’on a cru pouvoir parler à son propos d’outrance, d’invraisemblance, de surcharge.
Si le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable, c’est pour Kazan une raison de plus de faire vrai. Ses beaux désordres sont l’effet d’un art qui retrouve la réalité la plus profonde sous les apparences du baroque, de l’artifice. Pendant des années, son style, à la recherche de l’unité, s’est efforcé de dépasser ce paradoxe apparent pour obtenir chez le spectateur l’indissolubilité de l’émotion et de la jouissance esthétique. Viva Zapata ! réussissait cette fusion pour la première fois, encore que par intermittence. Splendor in the Grass l’a portée à un degré d’intensité prodigieux. (…) Tout à coup, cet homme de théâtre retrouva un souffle cosmique digne de Vidor, de Ford, pour filmer la nature : les premiers plans de Splendor in the Grass, les paysages de Wild River et de America America, le parc de l’hôpital, la maison familiale de The Arrangement. Tous ces décors, souvent automnaux et mélancoliques, sont filmés avec amour comme pour les protéger de l’oubli, des ravages du temps. Cinéma de la mémoire où le passé revient sans cesse, comme des vagues inlassables, confrontant et jugeant le présent. La dernière scène de Splendor est, dans cette optique, la plus belle qu’il ait filmée : ces retrouvailles – séparation peut-être inspirée à Inge par un passage de My Antonia de Willa Cather (« on s’est retrouvés comme dans la vieille chanson, en silence sinon en larmes »). On y brasse, en quelques minutes, plusieurs destins, des rêves, des souvenirs : les blessures, les erreurs, les espoirs et les défaillances qui viennent s’écorcher contre la réalité présente. Le sacrifice, le regret se mêlent intimement à la maladresse et à la résignation, à la beauté d’un poème dont on se souvient encore. »
Jean-Pierre Coursodon dans un article d’avril 2004 pour Positif :
« Le privé et le public, le personnel et le social s’y entremêlent et s’y font mutuellement écho, fonctionnant chacun, pourrait-on dire, comme une métaphore de l’autre, et ce de façon significative, jusque dans le vocabulaire qui s’attache à la période : prohibition, crise, depression,… À la crise boursière de 1929 correspond la crise de nerfs de Wilma (écroulement, collapse en anglais, dans les deux cas), sa longue période de dépression nerveuse coïncide avec les années de dépression économique. Au plan intime et au plan national, on peut lire ce double effondrement comme la conséquence de l’hypocrisie ambiante, des fausses valeurs qui ont dominé la décennie.
Expression juridique d’une morale puritaine fondée, comme toute morale institutionnalisée, sur des interdits, la prohibition du commerce de l’alcool est métonymique d’une attitude répressive générale qui s’en prend à toute forme de plaisir considérée comme suspecte, dangereuse, coupable. Wilma Dean et Bud, les jeunes amoureux, en sont les victimes innocentes. L’interdiction frappant la sexualité est si forte qu’ils l’ont eux-mêmes internalisée ; ils ne peuvent concevoir, malgré leur intense désir, d’avoir de rapports sexuels que dans les « liens du mariage », union que leurs parents et la société interdisent également. (…) Dans tout le film, l’attitude des personnages à l’égard de l’amour et de la sexualité présente la même ambivalence, la même hypocrisie que l’attitude de la période à l’égard de la prohibition, loi imposée par la vox populi et pourtant très imparfaitement appliquée et allégrement violée par d’innombrables citoyens. De même, l’ « amour » est révéré dans l’abstrait, mais véhémentement isolé du sexuel, considéré comme sale et honteux. Le père de Bud veut lui « payer » une danseuse pour résoudre ses « problèmes » (elle ressemble à Wilma : « Exact same thing, exact same thing ! Just as pretty ! » s’écrie le père, enchanté de sa découverte). La mère de Wilma explique à sa fille que les femmes honnêtes n’ont pas de désirs sexuels ; l’institutrice, vieille fille à chignon, exprime, devant des élèves qui s’ennuient ou ne pensent qu’à flirter, sa nostalgie de l’amour courtois qui refoule et sublime le désir : et Ginny se méprise parce qu’elle est « facile ».
Cette vision d’une société étouffée par le puritanisme peut sembler outrée, « caricaturale » à un spectateur d’aujourd’hui, voire de 1961, mais elle reflète une réalité. Comme l’écrivait, un peu paradoxalement mais avec justesse, Roger Tailleur dans son livre sur Kazan : « L’excès est dans le sujet, et la caricature, clause de style, est d’abord garantie de réalisme. » (…) Œuvre de tumulte et de crise, La Fièvre dans le sang est (devient, « avec le temps ») une œuvre d’apaisement, d’acceptation (qui n’est pas simple résignation), de réconciliation. Dramatiquement, le film se compose de deux parties très différentes, presque antagonistes. Tensions, conflits, affrontements, explosions hystériques, événements tragiques ou mélodramatiques (tentative de suicide et dépression nerveuse de Deanie, mort accidentelle de Ginnie, suicide du père…) sont concentrés dans la première. La seconde partie, avec la longue convalescence de Wilma Dean, la réconciliation avec sa mère, l’ultime visite à Bud dans sa ferme, est au contraire calme, feutrée, imprégnée d’une immense mélancolie, toujours évocatrice pour moi du vers de Wordsworth (dans un autre poème) : « The still, sad music of humanity. » Sommet, sans doute, de l’œuvre de Kazan, cette dernière partie qu’il aimait particulièrement et qui est si éloignée de tout ce que l’on considère d’habitude comme la marque de son style. »
Arthur ULLMANN
[1] Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier in 50 ans de cinéma américain, p. 573, Editions Nathan, Paris, 1995.
[2] Pièce de théâtre écrite par Tennessee Williams, qu’il avait déjà mise en scène à New York en 1947 avec déjà Marlon Brando dans le rôle de Stanley Kowalski.
[3] Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier in 50 ans de cinéma américain, p. 574, Editions Nathan, Paris, 1995.
[4] Il est bien évident qu’en analysant un plus profondément leurs œuvres, ces cinéastes-monde se révèlent très vite saisis de préoccupations récurrentes tout au long de leur carrière
Mercredi au ciné-club, un grand classique de la fin de l'âge d'or hollywoodien : La Fièvre dans le Sang, d'Elia Kazan.
Pour présenter le film, voici une excellente chronique issue du site www.critikat.com
Produit et réalisé en 1961, La Fièvre dans le sang est probablement le film le plus accompli d’Elia Kazan. Intense et mélancolique, cette œuvre au technicolor flamboyant marque la consécration d’une jeune actrice trop vite disparue : Natalie Wood. Histoire d’un amour passionné mais non consommé, La Fièvre dans le sang est aussi le témoignage d’une époque - la frénésie pré-crise boursière d’octobre 1929 - où les valeurs matérielles prenaient le pas sur l’épanouissement personnel.
D’Elia Kazan, on connaît surtout ses films multi-oscarisés : Le Mur invisible (1947), Un Tramway nommé Désir (1950) et Sur les quais (1954). Justement récompensés, ces quelques très bons films tendent pourtant à faire oublier que la meilleure période du cinéaste d’origine grecque fut le tout début des années 1960 - alors que les Studios amorçaient leur déclin - avec trois chefs d’œuvre d’une maîtrise exemplaire : Le Fleuve sauvage (1960) et America, America (1963) entre lesquels se glisse La Fièvre dans le sang, dont le titre original, Splendor in the Grass, rend davantage justice à cette œuvre hybride et complexe, d’une mélancolie particulièrement tenace.
Dès la première scène, le cadre est posé : 1928 dans une petite ville du Kansas, la prospérité économique enthousiasme la majeure partie des habitants - qu’ils soient modestes ou aisés - qui ont tout investi en actions. Dans cette ambiance euphorique, deux adolescents vivent une histoire d’amour passionnée : Dean Loomis (Natalie Wood), fille unique de parents modestes, et Bud Stamper (Warren Beatty), fils prodigue d’un riche pétrolier qui règne sur sa famille en patriarche un brin tyrannique. Tout serait presque parfait si les deux jeunes adultes n’étaient pas confrontés à l’interdiction explicite de leurs parents : ne jamais passer à l’acte. Cette frustration devant l’évidente tentation s’identifie dès les premières scènes : seul dans la voiture de Bud, le jeune couple se livre à des caresses avant de renoncer à aller plus loin. Pourtant, en témoigne la violente cascade d’eau au second plan (métaphore de la pulsion sexuelle déjà employée dans Niagara d’Henri Hatthaway), le désir - presque animal - est bien là, prêt à tout faire imploser. Bud s’énerve, frappe son volant, sort de la voiture et claque la portière. L’assouvissement n’est donc pas de ce monde. Difficile pour eux de s’affranchir de ces strictes conventions. Les scènes suivantes le prouvent, notamment lorsque la mère de Dean ne cesse de lui répéter que l’acte n’est acceptable que dans l’unique but de concevoir et quand chez Bud, la grande sœur Ginny (Barbara Loden, future réalisatrice de Wanda) se livre sans vergogne à tous les hommes, peu soucieuse des ragots que la petite ville se plaît à répandre sur son compte. Le jeune couple n’a donc pas d’autre choix que celui d’attendre le mariage et les quatre années qui les séparent de la fin du parcours universitaire de Bud.
Mais dans le quotidien, aussi chaste soit-il, quelques dissonances annoncent le point de rupture de cette morale schizophrène. Dean, si elle sait mettre fin aux élans de son petit ami, apparaît rapidement comme un personnage trouble dont le calme et l’évidente timidité dissimulent en fait une angoisse devant la somme d’interdits auxquels elle doit faire face. En témoigne la scène où elle jette violemment son ours en peluche - symbole d’un temps d’innocence aujourd’hui révolu - ou encore des innombrables séquences où la jeune femme s’avance dans les couloirs du lycée, le regard effrayé par l’agitation des corps tout autour d’elle. Le vertige n’est pas loin et la chute est brutale lorsque Bud, terriblement nerveux à l’idée de ne pouvoir assouvir ses propres désirs, décide de la quitter pour une fille plus délurée. Ce point de rupture, d’une brutalité sans précédent pour Dean, est imagé par un texte de William Wordsworth que son professeur lui demande de lire : « Ce qui fut alors baigné / d’une lumière radieuse / a maintenant disparu / pour toujours à mes yeux / Bien que rien ne ravive / la splendeur de ces heures / ni la gloire de ces fleurs / nous ne sombrerons pas / dans le chagrin / mais nous raffermirons / face au destin ». Une lente descente aux enfers commence alors : la jeune femme sombre peu à peu dans la démence, laisse exploser tout ce qui lui était interdit jusqu’ici. A l’instar de Ginny (la grande sœur de Bud), elle devient cette femme qui refuse de réprouver ses pulsions, cette femme que l’on cache (elle ne va plus à l’école, ses parents s’inquiètent du qu’en-dira-t-on lors de ses crises) parce qu’elle renvoie à l’échec de tout un système de valeurs. Ce qui était alors fragilement réuni dans le même champ, se voit scindé en deux : d’un côté, le désespoir de Dean, le mur d’incompréhension auquel elle se heurte violemment, et en contrechamp, Bud, désincarné, vidé de ses propres désirs, envoyé contre son propre gré à l’université de Yale. L’équation n’est pas simple : le trop-plein incarné par Dean (suggéré par ses cris et son hystérie) doit cohabiter avec le vide intérieur de Bud, d’abord soumis aux volontés de son père puis qui fera par la suite un mariage de convenance pour reprendre le ranch familial.
Elia Kazan, qui dans son autobiographie Une vie, fit part de ses réticences vis-à-vis de la religion, évite pourtant le piège d’une dénonciation manichéenne. Au contraire, le pasteur de la petite ville est à la fois le seul à poliment mépriser le père carriériste de Bud et à offrir une oreille attentive au désespoir de Dean. L’aveuglement des parents à comprendre leurs propres enfants est bel et bien l’aveuglement de toute une société devant l’inévitable : une crise boursière sans précédent qui renverra toute l’importance accordée au matériel et à la réussite sociale au néant le plus total. La jeune femme, après de multiples tentatives de s’échapper de ce carcan (voir la très belle scène où, écrasée par la grandeur de la chute d’eau, elle s’y plonge dans le but éventuel de se suicider ou alors de s’abandonner enfin à l’intensité de ses désirs ce qui revient ici au même), ne semble plus avoir d’autre choix que de se faire hospitaliser dans une clinique psychiatrique. Ce long cheminement vers une nouvelle sérénité (deux ans et demi d’hospitalisation) n’est pas ce qui intéresse au prime abord le réalisateur. Son film n’est en aucun cas une approche de la psychanalyse comme ont pu le faire à Hollywood Alfred Hithcock (La Maison du Dr Edwards) ou Fritz Lang (Le Secret derrière la porte). De cette expérience qui restera intime (l’ellipse suggestive fait aussi la grande force du film), Elia Kazan n’en retient que des bribes : une visite ratée de ses parents, une rencontre avec un jeune patient. Si une bouleversante mélancolie enveloppe progressivement le film, notamment lors de ses dernières scènes, c’est que La Fièvre dans le sang est avant tout un film sur l’apprentissage et les désillusions, d’une violence psychologique qui n’aurait rien à envier aux drames de Tennessee Williams.
Il l'est jamais trop tard pour l'annoncer, le claironner, le crier sur tous les toits, demain c'est CRAZY Night au ciné-club (et grâce à l'homônerie) avec la projection de C.R.A.Z.Y. de Jean-Marc Vallée, suivi d'une soirée de foliiiie en kfêt.
Voici la bande-annonce de ce très beau film, qui est un peu Nos Meilleures Années (cf la semaine dernière) transposé au Québec avec un personnage principal gay, et avec une superbe bande-son Rock&Pop des 70's à nos jours.
Un peu inutile de faire la revue de web pour ce film, sorti en masse il y a tout juste 4 ans, mais voici tout de même la superbe bande-annonce, qui donne le ton. Un grand succès public, même historique au Québec, où le film a trusté les récompenses de la cérémonie d'auto-congratulation locale (les "Jutras"). Le film qui a fait connaître une jeune futur superstar, Marc-André Grondin, qui a depuis joué pour Steven Soderberg (Che : Guerilla) et avec Didier Bourdon, excusez du peu !
Enfin et surtout, un film inévitable pour tous les fans de David Bowie, Pink Floyd, Rolling Stones, Patsy Cline, Charles Aznavour... Bref on ratisse large.
Viendez nombreux, tabernacle.
Bonjour,
il est déjà temps d'annoncer notre prochaine évènement: l'extraordinaire, la bientôt cultissime NUIT ITALIENNE.
Moretti et Giordana sont deux des représentants les plus fameux du cinéma italien contemporain. Souvent négligé en regard de l'extraordinaire cinéma de la péninsule de l'après guerre aux années 70's, le cinéma Italien actuel présente une étonnante vitalité, et ce malgré, ou serais-ce grâce à, un climat politique délétère. Moretti en est sans doute l'étendard, lui qui décrocha en 2001 avec La Chambre du Fils la première Palme d'Or du millénaire, la seule reçue par un film transalpin depuis 23 ans, alors même que l'Italie avait trusté le palmarès cannois au cours des années 60 et 70. Qui mieux que lui pourrait justement raconter les difficultés des cinéastes à réaliser des films novateurs et insolents dans un contexte où les financiers sont à la solde d'un pouvoir ultra-conservateur: c'est tout le paradoxe du Caïman, qui incarne le cinéma Italien dans ce qu'il a de meilleur tout en pointant l'impossibilité du cinéma italien.
Mais si Moretti, qui fait presque figure d'ancien, brille au firmament, nombreux sont les réalisateurs de la péninsule à proposer depuis quelques années un cinéma impertinent, libre et novateur qui fait bouger les lignes, les codes, entre documentaire et fiction, télévision et cinéma, drame et comédie. Comment ne pas parler de Gomorra de Matteo Garrone, de La Porte Dorée d'Emmanuele Crialese, d'Il Divo de Paolo Sorrentino, de Vincere ou du Sourire de ma Mère de Marco Bellocchio ou de tant d'autres qui associent audace et succès, tant critique que public.
Le film de Marco Tullio Giordana, Nos meilleures années, est un bel exemple de ce cinéma : prévu pour et initialement diffusé à la télévision italienne, le film fut un tel succès qu'il fut proposé de le diffuser en salles, chose exceptionnelle pour un film dont la durée totale excède 6 heures. Qu'à cela ne tienne, il fut présenté à Cannes et remporta le prix Un Certain Regard, avant d'être effectivement distribué en salle dans le monde entier, salué par la critique et le public. Ainsi l'américain Bob Mondello de commenter: « L'Italie a produit ce qui est vraiment le regard le plus épique de l'année sur la perte de l'innocence. Nos meilleures années passe six longues et glorieuses heures à suivre deux frères italiens à travers 40 ans d'histoire européenne. Cette durée l'a sans doute empêché de faire beaucoup d'entrées. Mais faites-moi confiance : louez Nos meilleures années et lorsque la fin du film approchera, je vous garantis que ce sera le film de l'année que vous auriez regretté de ne pas avoir vu. » Rien à ajouter Bob, Venez nombreux à cet évènement exceptionnel du ciné-club, la soirée Italienne!
Bonsoir,
en retard, mais juste un lien pour Taxandria, un site qui référence quelques interviews de Raoul Servais, et un site intéressant pour tous les cinéphiles par ailleurs: http://www.cinergie.be/
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