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La fièvre dans le ciné-club

Mercredi au ciné-club, un grand classique de la fin de l'âge d'or hollywoodien : La Fièvre dans le Sang, d'Elia Kazan.

Pour présenter le film, voici une excellente chronique issue du site www.critikat.com

Produit et réalisé en 1961, La Fièvre dans le sang est probablement le film le plus accompli d’Elia Kazan. Intense et mélancolique, cette œuvre au technicolor flamboyant marque la consécration d’une jeune actrice trop vite disparue : Natalie Wood. Histoire d’un amour passionné mais non consommé, La Fièvre dans le sang est aussi le témoignage d’une époque - la frénésie pré-crise boursière d’octobre 1929 - où les valeurs matérielles prenaient le pas sur l’épanouissement personnel.

D’Elia Kazan, on connaît surtout ses films multi-oscarisés : Le Mur invisible (1947), Un Tramway nommé Désir (1950) et Sur les quais (1954). Justement récompensés, ces quelques très bons films tendent pourtant à faire oublier que la meilleure période du cinéaste d’origine grecque fut le tout début des années 1960 - alors que les Studios amorçaient leur déclin - avec trois chefs d’œuvre d’une maîtrise exemplaire : Le Fleuve sauvage (1960) et America, America (1963) entre lesquels se glisse La Fièvre dans le sang, dont le titre original, Splendor in the Grass, rend davantage justice à cette œuvre hybride et complexe, d’une mélancolie particulièrement tenace.
Dès la première scène, le cadre est posé : 1928 dans une petite ville du Kansas, la prospérité économique enthousiasme la majeure partie des habitants - qu’ils soient modestes ou aisés - qui ont tout investi en actions. Dans cette ambiance euphorique, deux adolescents vivent une histoire d’amour passionnée : Dean Loomis (Natalie Wood), fille unique de parents modestes, et Bud Stamper (Warren Beatty), fils prodigue d’un riche pétrolier qui règne sur sa famille en patriarche un brin tyrannique. Tout serait presque parfait si les deux jeunes adultes n’étaient pas confrontés à l’interdiction explicite de leurs parents : ne jamais passer à l’acte. Cette frustration devant l’évidente tentation s’identifie dès les premières scènes : seul dans la voiture de Bud, le jeune couple se livre à des caresses avant de renoncer à aller plus loin. Pourtant, en témoigne la violente cascade d’eau au second plan (métaphore de la pulsion sexuelle déjà employée dans Niagara d’Henri Hatthaway), le désir - presque animal - est bien là, prêt à tout faire imploser. Bud s’énerve, frappe son volant, sort de la voiture et claque la portière. L’assouvissement n’est donc pas de ce monde. Difficile pour eux de s’affranchir de ces strictes conventions. Les scènes suivantes le prouvent, notamment lorsque la mère de Dean ne cesse de lui répéter que l’acte n’est acceptable que dans l’unique but de concevoir et quand chez Bud, la grande sœur Ginny (Barbara Loden, future réalisatrice de Wanda) se livre sans vergogne à tous les hommes, peu soucieuse des ragots que la petite ville se plaît à répandre sur son compte. Le jeune couple n’a donc pas d’autre choix que celui d’attendre le mariage et les quatre années qui les séparent de la fin du parcours universitaire de Bud.
Mais dans le quotidien, aussi chaste soit-il, quelques dissonances annoncent le point de rupture de cette morale schizophrène. Dean, si elle sait mettre fin aux élans de son petit ami, apparaît rapidement comme un personnage trouble dont le calme et l’évidente timidité dissimulent en fait une angoisse devant la somme d’interdits auxquels elle doit faire face. En témoigne la scène où elle jette violemment son ours en peluche - symbole d’un temps d’innocence aujourd’hui révolu - ou encore des innombrables séquences où la jeune femme s’avance dans les couloirs du lycée, le regard effrayé par l’agitation des corps tout autour d’elle. Le vertige n’est pas loin et la chute est brutale lorsque Bud, terriblement nerveux à l’idée de ne pouvoir assouvir ses propres désirs, décide de la quitter pour une fille plus délurée. Ce point de rupture, d’une brutalité sans précédent pour Dean, est imagé par un texte de William Wordsworth que son professeur lui demande de lire : « Ce qui fut alors baigné / d’une lumière radieuse / a maintenant disparu / pour toujours à mes yeux / Bien que rien ne ravive / la splendeur de ces heures / ni la gloire de ces fleurs / nous ne sombrerons pas / dans le chagrin / mais nous raffermirons / face au destin ». Une lente descente aux enfers commence alors : la jeune femme sombre peu à peu dans la démence, laisse exploser tout ce qui lui était interdit jusqu’ici. A l’instar de Ginny (la grande sœur de Bud), elle devient cette femme qui refuse de réprouver ses pulsions, cette femme que l’on cache (elle ne va plus à l’école, ses parents s’inquiètent du qu’en-dira-t-on lors de ses crises) parce qu’elle renvoie à l’échec de tout un système de valeurs. Ce qui était alors fragilement réuni dans le même champ, se voit scindé en deux : d’un côté, le désespoir de Dean, le mur d’incompréhension auquel elle se heurte violemment, et en contrechamp, Bud, désincarné, vidé de ses propres désirs, envoyé contre son propre gré à l’université de Yale. L’équation n’est pas simple : le trop-plein incarné par Dean (suggéré par ses cris et son hystérie) doit cohabiter avec le vide intérieur de Bud, d’abord soumis aux volontés de son père puis qui fera par la suite un mariage de convenance pour reprendre le ranch familial.
Elia Kazan, qui dans son autobiographie Une vie, fit part de ses réticences vis-à-vis de la religion, évite pourtant le piège d’une dénonciation manichéenne. Au contraire, le pasteur de la petite ville est à la fois le seul à poliment mépriser le père carriériste de Bud et à offrir une oreille attentive au désespoir de Dean. L’aveuglement des parents à comprendre leurs propres enfants est bel et bien l’aveuglement de toute une société devant l’inévitable : une crise boursière sans précédent qui renverra toute l’importance accordée au matériel et à la réussite sociale au néant le plus total. La jeune femme, après de multiples tentatives de s’échapper de ce carcan (voir la très belle scène où, écrasée par la grandeur de la chute d’eau, elle s’y plonge dans le but éventuel de se suicider ou alors de s’abandonner enfin à l’intensité de ses désirs ce qui revient ici au même), ne semble plus avoir d’autre choix que de se faire hospitaliser dans une clinique psychiatrique. Ce long cheminement vers une nouvelle sérénité (deux ans et demi d’hospitalisation) n’est pas ce qui intéresse au prime abord le réalisateur. Son film n’est en aucun cas une approche de la psychanalyse comme ont pu le faire à Hollywood Alfred Hithcock (La Maison du Dr Edwards) ou Fritz Lang (Le Secret derrière la porte). De cette expérience qui restera intime (l’ellipse suggestive fait aussi la grande force du film), Elia Kazan n’en retient que des bribes : une visite ratée de ses parents, une rencontre avec un jeune patient. Si une bouleversante mélancolie enveloppe progressivement le film, notamment lors de ses dernières scènes, c’est que La Fièvre dans le sang est avant tout un film sur l’apprentissage et les désillusions, d’une violence psychologique qui n’aurait rien à envier aux drames de Tennessee Williams.
Clément Graminiès