Bande-annonce du film. Une heure muette, mais une heure pleinement musicale. Paracha quitte sa campagne lointaine et débarque à Moscou avec son oie. Elle atterrit, un peu malgré elle, dans un immeule haut en couleurs, où les mouvements des uns et des autres participent d’une véritable chorégraphie du quotidien. Paracha se fait royalement exploiter par un coiffeur de l’immeuble et découvre les joies du syndicat comme alternative à sa situation. Mais c’était sans compter l’existence d’une homonyme… Le film oscille entre une symphonie urbaine au rythme effréné et un film en studio où l’on en finit pas de dévaler les escaliers. En présence d’Eugénie Zvonkine, maître de conférences à l’Université Paris VIII, spécialiste du cinéma soviétique.
Durée : 64 minutes.
Noir et Blanc.
Pays : Russie.
Année : 1928.
Avec : Vera Mareckaja, Vladimir Vogel, Elena Tiapkina.
Rapide synopsis : Une jeune provinciale debarque a Moscou et rencontre un jeune homme de son village. Il l'amène dans son immeuble, celui de la rue Troubnaïa. Elle y est aussitôt recueillie et exploitée par le coiffeur Golikov...
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Et pour résumer :
Rendez-vous le mardi 11 février 2014, 20h30
en salle Dussane, au 45 rue d'Ulm
pour voir et revoir
La Maison de la rue Troubnaïa
de Boris Barnet
Proposition d'analyse
La « maison », microcosme d’une cinétique urbaine
« Ce qui inspire le désir nostalgique de Moscou, ce n’est pas seulement la neige avec son éclat d’étoile la nuit et ses cristaux comme des fleurs le jour. C’est aussi le ciel. Car l’horizon des vastes plaines pénètre toujours dans la ville entre des toits humiliés. C’est seulement vers le soir qu’il devient invisible. Mais alors la crise du logement à Moscou produit son effet le plus étonnant. Si l’on parcourt les rues en flânant au premier crépuscule, on voit presque chaque fenêtre dans les grandes et les petites maisons brillamment éclairées. Si la clarté qui s’en échappait n’était pas si irrégulière on croirait être en présence d’une illumination. »BENJAMIN Walter, « Moscou », in Sens unique, Enfance Berlinoise, Paysages urbains, Éd. Maurice Nadeau, 1998, p 274.
Tout est affaire de décor
Paracha, jeune fille qui a grandi dans la campagne profonde, arrive à Moscou pour y tenter sa chance. C’est en tout cas ce que nous dit tout honnête synopsis au sujet du quatrième film de Boris Barnet. Pourtant, les premières minutes de La maison de la rue Troubnaia annoncent à peine la venue de son personnage principal. Ironie du sort : pour tout bagage, Paracha possède l’adresse de « la maison de la rue Troubnaia » (ou de la « place », selon les traductions) mais elle ne la trouve pas ; les moscovites lui donnent des informations contradictoires, un jeu de fondus perd le spectateur au passage. Alors, où se trouve cette « maison » ? Quelque part dans la ville ou seulement dans l’imaginaire cinématographique ?
Le décor préexiste doublement à Paracha, il apparaît comme la genèse de toute tentation de narration. La maison de la rue Troubnaia, avant même d’être une première image, est annoncée sur grand écran par un carton : le film a été tourné dans les studios Mejrabpom-Rouss en 1928. Ce n’est pas anodin : la Mejrabpom-Rouss, pleinement active entre 1924 et 1938, est le point de convergence entre le Secours ouvrier international et la vieille compagnie Rouss . Boris Barnet détourne les codes du « film de propagande » et ose faire du syndicalisme l’objet d’un dénouement inattendu, empreint de dérision contestataire. Il convoque ainsi le contexte politique tout en le distanciant. Dès lors, La Maison de la rue Troubnaia pose la question du « vivre ensemble » plus globalement. Dans les mêmes années, Walter Benjamin écrivait : « Le bolchévisme a aboli la vie privée. L’administration, l’activité politique, la presse sont si puissantes qu’il ne reste plus du tout de temps pour s’occuper des choses qui ne coïncident pas avec elles. Il ne reste plus d’espace non plus. Des appartements qui jadis accueillaient une seule famille dans leurs cinq à huit pièces en abritent maintenant souvent huit. On pénètre par la porte d’entrée dans une petite ville. Plus souvent encore sur un champ de bataille. On peut buter dès l’entrée des lits. C’est le bivouac entre quatre murs, et la plupart du temps le maigre mobilier n’est que le résidu de possessions petites-bourgeoises qui paraissent beaucoup plus accablantes encore, maintenant que la pièce est misérablement meublée. »
Du carton au lieu, de l’écran au décor, donc ; d’emblée La maison de la rue Troubnaia annonce un jeu d’échelles, lequel est soutenu avec virtuosité par un découpage dynamique, une variation d’angles de prises de vue, et donne ainsi l’aperçu exhaustif, l’exploitation jusqu’à épuisement, de toutes les possibilités offertes par un studio, du plan de coupe à la plongée. Difficile de ne pas voir dans le décor coupé du Tombeur de ces dames (1961) de Jerry Lewis la réminiscence du film de Barnet. En effet, la cage d’escalier est la métonymie du décor de la « maison » et le réalisateur joue de la compartimentation sur un mode chorégraphique : la cohabitation de ladite maison se réalise selon un « bail(llet) » rythmique, où les mouvements se répondent autant qu’ils se complètent. Après avoir posé les étages plan par plan, Barnet laisse la caméra dévaler les escaliers.