Après avoir rendu hommage au cinéma américain et italien, le ciné-club vous propose de découvrir un des plus grands réalisateurs français : Jacques Tati et son indispensable film Play Time.
Des touristes américaines ont opté pour une formule de voyage grâce à laquelle elles visitent une capitale par jour. Mais arrivées à Orly, elles se rendent compte que l'aéroport est identique à tous ceux qu'elles ont déjà fréquentés. En se rendant à Paris, elles constatent également que le décor est le même que celui des autres capitales...
Notez qu’exceptionnellement la séance aura lieu le mardi 02 octobre à 21h, toujours en salle Dussane.
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Et pour résumer :
en salle Dussane, au 45 rue d'Ulm
pour voir et revoir
Play Time
de Jacques Tati
Chef d'oeuvre méconnu à sa sortie en 1967, « vaillamment » réévalué en 1979, puis restauré en 2002 (ouverture du Festival de Cannes), le quatrième film de Tati, s'il marque par son extraordinaire modernité, frappa d'abord les esprits par sa place à part dans le paysage cinématographique français, en ce qu'il est l'une des rares incursions – avec le Napoléon, de Gance – sur les terres maudites d'un cinéma de la démesure, celui, d'abord américain, de la chute des idoles et de la frénésie des désastres. « J'aimerais bien, au lieu de tourner un film, faire autre chose, construire un immeuble pourquoi pas ? … Mon immeuble serait raté... mais ce serait bien quand même. » (Jacques Tati, mai 1958). Tourné pendant trois ans en 70 mm, un format de pellicule réservé aux films d'aventure et aux péplums, dans un décor colossal – la Tativille, ville sur roulettes de 15000 m² –, le film, échec retentissant, marqua la ruine d'un studio et fut retiré des salles au bout d'un mois. A cette esquisse grossière de la magnificence du projet, il faudrait ajouter les dizaines de détails qui ont valu à Tati, sur le tournage, le surnom de « Tatillon », signe de son impérieuse volonté de « faire vrai » : l'assistante américaine chargée d'amener sacs à main et chapeaux, les reproductions photographiques grandeur nature de figurants placés en arrière-plan, ou encore l'attention pointilleuse portée à chaque élément coloré susceptible de venir rompre la monochromie de l'ensemble. Reste, entre gigantisme et maniaquerie, une sorte de film monadique, imaginé lors de la tournée internationale accompagnant la sortie de Mon Oncle à la vue du développement d'une architecture uniforme, observation intégrale du monde moderne.
Modernité et démocratisation du gag
Disparu, à la fin de Mon Oncle, dans un aéroport, Monsieur Hulot en ressort, dix ans après, alors que le monde est un aéroport. Mélange entre parc d'attraction, ville-dortoir et quartier d'affaires, « Tativille », ville-monde et ville-fiction, ne présente aucune échappatoire au fonctionnalisme et au design industriel des années 1960. Il ne s'agit plus, pour Monsieur Hulot, personnage maladroit, inadapté, de réintroduire un peu de poésie dans un monde qui serait déshumanisé (quel homme ?), contre-champ de temps et de lieux antédiluviens (le « village » de Mon Oncle) ; il ne s'agit pas non plus, alors que tout serait joué, de parcourir le monde dans un camping-car aménagé, à la recherche d'enclaves où rêver de la Lune (Trafic). Film exactement à l'heure, donc un peu en avance, qui construit la Défense avant la Défense, Playtime est au niveau du réel, à égalité avec son temps, et se déploie au sein d'un équilibre qui se situe au-delà de la satire sociale, dans la reconfiguration du monde. Si, en ce que tout film de Tati est aussi une mise en abyme de ses conditions de possibilité, Playtime dit « que le cinéma français ne peut plus traiter du gigantisme de la réalité française, qu'il perd du terrain sur celle-ci et que, comme elle, il va se dégrader en s'ouvrant à l'internationalisation, c'est-à-dire à l'américanisation » (Serge Daney), il ne méprise pas pour autant cette modernité. Il en fait, au contraire, par la structure du film aussi bien que par la modification du régime comique, un lieu à habiter et à visiter, témoin d'un rapport nouveau du corps à l'espace, dans lequel s'inscrit, tout entière, une forme d'humanité – et pas seulement par le truchement de Hulot. En choisissant le 70 mm, seul format apte, selon Tati, à filmer un building, et en utilisant systématiquement plans d'ensemble et de demi-ensemble – au détriment du gros-plan et du plan de coupe –, Tati revalorise la profondeur. Perdu dans un espace déserté, noyé dans la foule, ou coincé dans un décor écrasant, Monsieur Hulot perd sa place centrale, son statut de personnage principal en tant qu'il est le personnage de premier plan. Le gag se « démocratise », le comique se distribue. Le personnage secondaire devient, l'espace de quelques plans, le centre de notre attention (gag de l'interphone, par exemple) ; Hulot est ainsi bien plutôt « l'opérateur de tout le champ visuel » (Jean-Louis Schefer) que le poète égaré dans ce qui est certainement le premier film véritablement « ouvert » (Noël Burch). Tati, grâce au piqué et à la précision du 70 mm, multiplie ainsi les gags aux différents niveaux du plan, refuse de faire taire la rivalité des choses ; bien que souvent qualifié, à tort, de passéiste, il innove, en adjoignant au traitement de l'image un travail sur le son. Entièrement postsynchronisée, la bande sonore (stéréophonie sur huit pistes), n'est pas agent de liaison, mais vient introduire des lignes de fracture dans l'image, vient disloquer le cadre en multipliant les localisations des origines d'émission de son, occulte ainsi le « brouhaha » (Jacques Tati) des dialogues. Hulot, fantôme et souvenir d'une époque au sein de corps qui résistent à moitié, est l'épitomé de la modernité comique que Tati met en scène ; il engage ce mouvement d'appropriation par la vie d'un espace nouveau, où tout marche sans vraiment fonctionner, dans lequel l'humain et le comique se trouvent redéfinis, comme le note Serge Daney en 1979 :
Le renversement du comique
« Tati ne condamne pas le monde moderne (caractérisé par le bâclage et le gâchis) en prouvant que l'ancien est mieux […] Il montre plutôt, d'accord en cela avec des descriptions récentes du capitalisme (schizo-analytique) que ce devenir – media du corps humain, ça marche en fait très bien dans le mesure où ça ne fonctionne pas. Jamais de catastrophes (genre The Party) chez Tati, mais plutôt, comme chez Keaton, une fatalité de réussite. Tout ce qui est entrepris, prévu, programmé, marche, et si comique il y a, c'est justement dans le fait de voir que ça marche. Quand on voit Playtime, on finit par oublier que toutes les actions qui y sont entreprises sont raisonnablement couronnées de succès : Hulot finit par rencontrer l'homme avec qui il avait rendez-vous, répare le lampadaire, se réconcilie avec le fabricant de portes silencieuses et réussit même à faire parvenir in extremis à la jeune américaine un pourtant dérisoire cadeau. […] Rien ne rate vraiment dans Playtime, bien que rien ne marche. C'est le trait unique du comique de Tati : nous sommes tellement habitués par le cinéma à rire de l'échec, à jouir de la dérision, que nous finissons devant Playtime par croire que nous continuons à rire « contre », alors qu'il n'en est rien, alors que nous ne savons même pas au juste ce que nous voyons dans l'image. Car chez Tati il n'y a pas de chute. Les gags (du coup, le mot n'est plus adéquat) sont toujours amputés de leur chute, du moment de l'éclat de rire : ou bien c'est le contraire : il semble qu'il y ait une chute mais on n'a pas vu le gag se mettre en place. Il ne s'agit pas d'une façon retorse ou élégante de faire rire en jouant sur les ellipses, il s'agit de quelque chose de plus essentiel : nous sommes dans un monde où moins ça marche plus ça marche, donc dans un monde où une chute n'aurait plus l'effet de démystification et d'éveil qu'elle a là où l'échec est encore pensable. De même, l'autre sens du mot « chute ». Nous avons affaire à des corps qui ne sont pas rendus comiques par le fait qu'ils peuvent tomber. C'est le côté non-humaniste du cinéma de Tati. Dans le comique, depuis toujours, ce qui est humain c'est de rire de celui qui tombe. Le rire n'est le propre de l'homme (spectateur) que si la chute est le propre de l'homme (donné en spectacle). Chaplin est l'archétype de celui qui tombe, se relève et fait tomber, un spécialiste du croc-en-jambes. Or chez Tati on ne tombe presque jamais parce qu'il n'y a plus de « propre de l'homme ». L'un des plus beaux moments de Playtime est pour moi celui où une cliente du Royal Garden, ayant cru qu'un serveur lui présentait une chaise, s'écroule au ralenti. Gag très drôle, mais de quoi rit-on, au juste ? […] Tomber ne signifie ici plus rien qu'un mouvement du corps parmi d'autres. Cinéaste non-humaniste, Tati est, assez logiquement, captivé par l'être humain en tant qu'espèce, cet animal dont parlait Giraudoux, qui se tient debout « pour prendre moins de pluie et accrocher plus de médailles sur sa poitrine ». Ce qui est pour lui source de comique, c'est que ça tienne debout et que ça marche, ça puisse marcher. Surprise infinie. A une dialectique du haut et du bas, de ce qui s'érige et de ce qui s'écroule (art carnavalesque, situation que Buñuel a longuement illustrée : tantôt la caméra à hauteur d'insectes, tantôt Simon du désert grimpé sur sa colonne), Tati substituerait un autre comique où c'est le fait de se tenir debout qui est comique et le fait de vaciller (la démarche de Hulot) qui est humain ».
Playtime : « un tableau moderne »
« Voilà le début du film, j'ai demandé aux acteurs d'abord de suivre les lignes : jamais de ronds ou de demi ronds, tout le monde suit les lignes de l'architecture moderne. Et tout est construit comme ça, toujours à angle droit dans les bureaux-labyrinthes, dans les cases, c'est l'architecte qui en a décidé ainsi et tout le monde suit, tourne, retourne. […] Puis, bon, arrive la boîte de nuit et déjà il y a l'indication par la publicité, l'enseigne lumineuse qui ne marche pas, qui ne peut pas encore donner d'indication précises, hein, bon, mais on sent un semblant de... et là par suite des erreurs de l'architecte, elle n'est pas prête. Alors on commence à tourner un peu autour du décor. La publicité commence à fonctionner. Deuxième virage : les gens dansent. Troisième virage : et on tourne, on retourne ici et... on tourne, on tourne même carrément... Bon, si bien qu'en fait, je suis pas peintre hein, vous devez vous en douter, mais ça devient un tableau moderne. On se retrouve à la fin avec un manège qui ne s'arrête plus. En fait, ce sont les gens qui ont pris en mains leur façon de vivre dans le décor. C'est clair ? » (Jacques Tati, 1979).
La structure même du film, sorte d'imitation de Mondrian, débouche sur une appropriation de la ville, sur une installation d'une vie au sein d'un manège qui ne se disloque pas. Dans Playtime, il s'agit, finalement, d'habiter le monde en même temps que de l'observer. Hulot se fait spectateur-visiteur. Cette liberté nouvelle que procure le 70 mm, celle de pouvoir manquer l'effet mis à disposition, offert, réclame ainsi du « spectateur [qu'il] soit également un visiteur » (Patrice Blouin).
Face à la clôture funeste suggérée par l'absence de hors-champ, d'ailleurs, dans Playtime – si ce n'est par des reflets insaisissables, éphémères –, le singulier, pour Tati, semble résider au creux même du plan, que chacun peut réinventer sans cesse, par une « contemplation librement flottante » (Benjamin), sorte d'ouverture au regard du spectateur, dont il se félicite : « Donc, où je suis satisfais, c'est que aujourd'hui les gens commencent vraiment à se parler dans la salle ». On retrouverait ainsi, avec le manège et le bouquet de muguet, « le sentiment de la concrétude du monde : quelque chose de clair, de plus proche de nous : le monde, non plus comme un parcours sans cesse à refaire, non pas comme une course sans fin, un défi sans cesse à relever, non pas comme le seul prétexte d'une accumulation désespérante, ni comme illusion d'une conquête mais comme retrouvaille d'un sens, perception d'une écriture terrestre, d'une géographie dont nous avons oublié que nous sommes les auteurs. » (Georges Perec, Espèce d'espaces).
Pierre