Bande annonce (en italien) de Mamma Roma, de Pier Paolo Pasolini
Nous poursuivons notre cycle La prostitution au cinéma avec un autre classique, italien cette fois : Mamma Roma de Pier Paolo Pasolini qui nous emmène à la rencontre de Mamma Roma et de son jeune fils dans l'Italie des années 60.
Lorsque son souteneur se marie, Mamma Roma, prostituée vieillissante, abandonne son métier. Elle décide alors de récupérer son fils, Ettore, qu'elle avait laissé en pension pendant seize ans, et tente de reprendre une vie stable et de s'insérer dans une société plus conventionnelle.
Et pour résumer:
Rendez-vous le jeudi 15 mars, à 20h30
en salle Dussane, au 45 rue d'Ulm
pour
Mamma Roma
de Pier Paolo Pasolini
La
louve, la Ville et la Mère romaine
Avec
Mamma Roma, son deuxième film, Pier Paolo Pasolini perpétue
ce qu'il avait commencé avec Accattone :
une étude du rapport entre un lieu et les personnages qui le
peuplent, entre les laissés pour compte, habitants de la marge qui
évoluent dans une pré-histoire régie par des codes archaïques et
la Ville Éternelle dont les mutations affectent ceux qui sont
repoussés hors de son centre. Mais, alors qu'Accattone ne
franchissait pas la barrière de classe du sous-prolétariat romain,
retraçant les errances du protagoniste mendiant-souteneur dans les
limites des faubourgs de la ville, Mamma Roma au
contraire décrit l'ambition et l'espoir d'une ascension sociale,
élévation qui conduit à diversifier les espaces urbains dans
lesquels évoluent les personnages. Ville et personnage sont plus
intimement liés encore dans ce deuxième film, et ce, dès le
titre : la Mamma Roma dont il est question est aussi bien la
prostituée qui aspire à rentrer dans le moule petit-bourgeois de la
gente per bene (les
braves gens), que la ville moderne, modifiée par le boom économique
de l'Italie dans années 1960. Cet aller-retour entre un personnage
qui cherche à se conformer aux normes de la modernité et une ville
contrainte de changer de visage pour accueillir cette même modernité
se noue autour de la figure d'Anna Magnani. L'actrice -dont Pasolini
dira par la suite regretter le choix- incarne la ville plus qu'elle
ne la symbolise : elle est Rome dans ses démonstrations
bruyantes et exubérantes, dans ses soudains accès de joie ou
d'abattement, la Rome actrice et la Rome duplice, la Rome attachée à
ses fils, ville sainte et ville prostituée.
Au-delà
du Néoréalisme
En
ce qui concerne la filiation, la présence d'Anna Magnani inscrit le
film dans le droit chemin du néo-réalisme rossellinien. C'est
d'ailleurs à partir de la scène la plus célèbre et la plus
dramatique de Rome, ville ouverte que semble s'élaborer Mamma
Roma : dans le film de Rossellini, Anna Magnani sous les
traits de la résistante Pina est froidement abattue au milieu d'une
course folle dans les rues de Rome pour rejoindre son mari, après
s'être farouchement débattue pour échapper à l'emprise des
soldats allemands. Son fils et le prêtre, n'ayant pu la rattraper à
temps, assistent tragiquement à sa mort en même temps qu'il lui
donnent un sens ; le cadavre de Pina recueilli dans les bras du
prêtre s'apparente à une pietà inversée. Morte en
révolutionnaire, elle devient l'emblème christique de la révolte
et de la résistance. Tous les éléments de Mamma Roma sont
présents, Pasolini transforme seulement leur mode d' apparition :
l’héroïsme de 1945 n'est plus permis en 1960. La course
désordonnée du sacrifice maternel, l'amour filial et la rédemption
religieuse existent dans Mamma Roma, mais sur un mode mineur,
dégradés par la corruption des temps qui érige la prostitution en
règle des conduites humaines. C'est le cas au sens propre pour Mamma
Roma qui dirige chacune de ses actions dans le but de préserver
Ettore, mais obtient le résultat strictement inverse. C'est en effet
elle qui le précipite vers sa chute, bien plus qu'elle ne le met à
l'abri de la violence du monde. L'amour filial quant à lui semble se
mesurer à l'aune de ce que l'on peut gagner ou échanger :
ainsi, les cadeaux maternels, sans cesse réutilisés et réinvestis,
perdent leur qualité de dons inconditionnés pour devenir de simples
marchandises (le cd , la moto, l'argent...). Enfin, le prêtre n'est
plus comme chez Rossellini une figure tutélaire, garante de moralité
mais un contact auquel on rend visite comme on irait à pôle emploi.
Tout ce qui, chez Rossellini, était porteur d'héroïsme est
dévalorisé, c'est-à-dire perd son sens initial, devient
trivial.
De
la même façon, la coupole qui revient à plusieurs reprises et
scande les différentes étapes de l'échec de Mamma Roma est une
référence explicite à l'ouverture et à la clôture de Rome,
ville ouverte. Mais alors que dans le film-manifeste du
néo-réalisme, des enfants, unis dans la résistance face à
l'ennemi, remplissaient le cadre sous la coupole, le contre-champ
pasolinien reste désespérément vide. Aucune présence humaine ne
vient occuper l'espace que regarde, terrifiée, Mamma Roma :
l'enfant, son fils, n'est pas en marche pour construire un futur
meilleur. Au contraire, il est plongé dans les sous-terrains d'une
prison, ligoté comme un Christ en croix. Tout mouvement lui est
interdit : loin de la marche triomphante de la future génération
en laquelle les maîtres du néo-réalisme plaçaient leurs espoirs,
les trois mouvements de caméra qui s'éloignent du Christ-Ettore
disent la progressive cessation de tout mouvement, et la coupole
antique entourée d'immeubles modernes, froid et mutique
contre-champ, l'absence d'humanité de ce monde moderne. Le dialogue
final entre Ettore et sa mère renoue cependant, mais trop tard, avec
le sacré :la communication est impossible, les deux personnages
sont désormais situés dans des espaces opposés :
l'horizontalité et les sous-terrains pour Ettore/Christ, la
verticalité et la hauteur de l'immeuble pour Mamma-Roma/Marie/Dieu
qui abandonne son fils sur la croix.
Les
images de vierges à l'enfant parsèment le film : si dans un
premier mouvement Mamma Roma rend trivial une situation que le
néo-réalisme a héroïsé (la Mère Courage capable des plus grands
sacrifices pour sa famille), le film découvre en même temps le
sacré là où on ne le cherche pas. Dans le quartier de Cecafumo,
les Ina-case (HLM) côtoient les ruines antiques du terrain vague et
c'est ici qu'apparaît Bruna, deuxième figure de Madone-prostituée,
la « louve » qui initie les jeunes du quartier à l'amour
mais n'en conserve pas moins une innocence et une pureté virginale.
C'est d'ailleurs à Bruna qu'Ettore offre une médaille religieuse,
dans une scène où son rôle d'amante confine à celui de mère,
dans un renversement qui est le symétrique inverse de celui de Mamma
Roma, mère possessive dont l'affection envahissante ressemble à
celle d'une amante. Ces deux mères rivales ont un point commun :
malgré leurs efforts désespérés elles ne peuvent arrêter les
progrès de la maladie qui ronge leurs enfants. Elles sont des
mères-orphelines incapables de transmettre leur force et leur
vitalité aux faibles créatures auxquelles elles ont donné le
jour. La nourriture que Bruna offre à son enfant au marché (la lui
transmettant par la bouche comme pour justifier son surnom de louve)
n'empêchera pas l'enfant de mourir. Ettore aussi a été un enfant
malade ; c'est la fièvre qui l'emportera. La mort du fils de la
louve n'est pas sans annoncer la tragédie finale.
Le
cercle brisé
Deux
dynamiques concurrentielles partagent Mamma Roma. La première
est assimilable à un mouvement giratoire, celui de la ronde :
le cercle est alors la figure de l'harmonie familiale et de
l'enfance. Le repas de noces qui ouvre le film se clôt sur la danse
d'Anna Magnani avec l'un des enfants présent au banquet. Le raccord
se fait sur le manège de campagne où l'on voit apparaître Ettore
pour la première fois. De même que la danse, les tours en moto
rendent possible des moments de complicité entre Mamma Roma et son
fils. Mais ces cercles harmonieux s'effacent rapidement pour faire
place à la ligne droite. Les personnages en effet se déplacent dans
de grandes avenues, bornées des deux côtés -que ce soit sur le
marché au centre de Rome ou dans le quartier de Cecafumo : le
lieu où Bruna emmène Ettore pour son dépucelage, ou les étalages
où Ettore vend les disques de sa mère. Ces allées rectilignes ne
laissent non seulement aucune échappatoire sur les côtés, mais en
plus, leur horizon est bouché (par un terre-plein à Cecafumo, par
le Colisée à Rome). Tout est dès lors joué d'avance dans cette
tragédie prolétarienne : un poids trop lourd pèse sur les
épaules du protagoniste dès le début. Si l'on suit le principe
invoqué par Mamma Roma dans sa litanie des morti di fame, le
fils d'une prostituée ne peut s'extraire du
sous-prolétariat ni espérer un sort meilleur : sa généalogie
monstrueuse l'en empêche. La caméra de Pasolini privilégie donc la
rupture et la fragmentation de l'espace : la deuxième dynamique
l'emporte sur la première, tout comme le rire retentissant de Mamma
Roma s'efface petit à petit devant les larmes (le moment charnière
étant celui des pleurs de joie lorsqu'elle croit son fils intégré
à la nouvelle société et ses espoirs couronnés de succès). Le
discontinu est emblématique des deux travellings arrières,
travellings péripatéticiens et nocturnes au cours desquels Mamma
Roma dans un flot ininterrompu de parole, tient des discours sans
prêter attention aux interlocuteurs qui se succèdent le long de sa
route. C'est au sein même du plan-séquence, mouvement de la
continuité par excellence, que Pasolini introduit le hiatus. La
ville ne se livre que par bribes, tout comme Mamma Roma ne se raconte
que par fragments -lesquels fragments ne sont écoutés qu'en partie
et d'une oreille distraite par ceux à qui ils sont adressés.
Ainsi,
Pasolini filme une ville et une femme qui se superposent dans le même
personnage (Mamma Roma) mais qui se diffractent en au moins deux
portraits : celui de la maman et celui de la putain, la Rome
archaïque et la Rome moderne.
Mélodie