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Mamma Roma, de Pier Paolo Pasolini (jeudi 15 mars 2012)




Bande annonce (en italien) de Mamma Roma, de Pier Paolo Pasolini


Nous poursuivons notre cycle La prostitution au cinéma avec un autre classique, italien cette fois : Mamma Roma de Pier Paolo Pasolini qui nous emmène à la rencontre de Mamma Roma et de son jeune fils dans l'Italie des années 60.


Lorsque son souteneur se marie, Mamma Roma, prostituée vieillissante, abandonne son métier. Elle décide alors de récupérer son fils, Ettore, qu'elle avait laissé en pension pendant seize ans, et tente de reprendre une vie stable et de s'insérer dans une société plus conventionnelle.




Et pour résumer:


Rendez-vous le jeudi 15 mars, à 20h30
en salle Dussane, au 45 rue d'Ulm
pour
Mamma Roma
de Pier Paolo Pasolini




La louve, la Ville et la Mère romaine

Avec Mamma Roma, son deuxième film, Pier Paolo Pasolini perpétue ce qu'il avait commencé avec Accattone : une étude du rapport entre un lieu et les personnages qui le peuplent, entre les laissés pour compte, habitants de la marge qui évoluent dans une pré-histoire régie par des codes archaïques et la Ville Éternelle dont les mutations affectent ceux qui sont repoussés hors de son centre. Mais, alors qu'Accattone ne franchissait pas la barrière de classe du sous-prolétariat romain, retraçant les errances du protagoniste mendiant-souteneur dans les limites des faubourgs de la ville, Mamma Roma au contraire décrit l'ambition et l'espoir d'une ascension sociale, élévation qui conduit à diversifier les espaces urbains dans lesquels évoluent les personnages. Ville et personnage sont plus intimement liés encore dans ce deuxième film, et ce, dès le titre : la Mamma Roma dont il est question est aussi bien la prostituée qui aspire à rentrer dans le moule petit-bourgeois de la gente per bene (les braves gens), que la ville moderne, modifiée par le boom économique de l'Italie dans années 1960. Cet aller-retour entre un personnage qui cherche à se conformer aux normes de la modernité et une ville contrainte de changer de visage pour accueillir cette même modernité se noue autour de la figure d'Anna Magnani. L'actrice -dont Pasolini dira par la suite regretter le choix- incarne la ville plus qu'elle ne la symbolise : elle est Rome dans ses démonstrations bruyantes et exubérantes, dans ses soudains accès de joie ou d'abattement, la Rome actrice et la Rome duplice, la Rome attachée à ses fils, ville sainte et ville prostituée.




Au-delà du Néoréalisme 

En ce qui concerne la filiation, la présence d'Anna Magnani inscrit le film dans le droit chemin du néo-réalisme rossellinien. C'est d'ailleurs à partir de la scène la plus célèbre et la plus dramatique de Rome, ville ouverte que semble s'élaborer Mamma Roma : dans le film de Rossellini, Anna Magnani sous les traits de la résistante Pina est froidement abattue au milieu d'une course folle dans les rues de Rome pour rejoindre son mari, après s'être farouchement débattue pour échapper à l'emprise des soldats allemands. Son fils et le prêtre, n'ayant pu la rattraper à temps, assistent tragiquement à sa mort en même temps qu'il lui donnent un sens ; le cadavre de Pina recueilli dans les bras du prêtre s'apparente à une pietà inversée. Morte en révolutionnaire, elle devient l'emblème christique de la révolte et de la résistance. Tous les éléments de Mamma Roma sont présents, Pasolini transforme seulement leur mode d' apparition : l’héroïsme de 1945 n'est plus permis en 1960. La course désordonnée du sacrifice maternel, l'amour filial et la rédemption religieuse existent dans Mamma Roma, mais sur un mode mineur, dégradés par la corruption des temps qui érige la prostitution en règle des conduites humaines. C'est le cas au sens propre pour Mamma Roma qui dirige chacune de ses actions dans le but de préserver Ettore, mais obtient le résultat strictement inverse. C'est en effet elle qui le précipite vers sa chute, bien plus qu'elle ne le met à l'abri de la violence du monde. L'amour filial quant à lui semble se mesurer à l'aune de ce que l'on peut gagner ou échanger : ainsi, les cadeaux maternels, sans cesse réutilisés et réinvestis, perdent leur qualité de dons inconditionnés pour devenir de simples marchandises (le cd , la moto, l'argent...). Enfin, le prêtre n'est plus comme chez Rossellini une figure tutélaire, garante de moralité mais un contact auquel on rend visite comme on irait à pôle emploi. Tout ce qui, chez Rossellini, était porteur d'héroïsme est valorisé, c'est-à-dire perd son sens initial, devient trivial.
De la même façon, la coupole qui revient à plusieurs reprises et scande les différentes étapes de l'échec de Mamma Roma est une référence explicite à l'ouverture et à la clôture de Rome, ville ouverte. Mais alors que dans le film-manifeste du néo-réalisme, des enfants, unis dans la résistance face à l'ennemi, remplissaient le cadre sous la coupole, le contre-champ pasolinien reste désespérément vide. Aucune présence humaine ne vient occuper l'espace que regarde, terrifiée, Mamma Roma : l'enfant, son fils, n'est pas en marche pour construire un futur meilleur. Au contraire, il est plongé dans les sous-terrains d'une prison, ligoté comme un Christ en croix. Tout mouvement lui est interdit : loin de la marche triomphante de la future génération en laquelle les maîtres du néo-réalisme plaçaient leurs espoirs, les trois mouvements de caméra qui s'éloignent du Christ-Ettore disent la progressive cessation de tout mouvement, et la coupole antique entourée d'immeubles modernes, froid et mutique contre-champ, l'absence d'humanité de ce monde moderne. Le dialogue final entre Ettore et sa mère renoue cependant, mais trop tard, avec le sacré :la communication est impossible, les deux personnages sont désormais situés dans des espaces opposés : l'horizontalité et les sous-terrains pour Ettore/Christ, la verticalité et la hauteur de l'immeuble pour Mamma-Roma/Marie/Dieu qui abandonne son fils sur la croix.
Les images de vierges à l'enfant parsèment le film : si dans un premier mouvement Mamma Roma rend trivial une situation que le néo-réalisme a héroïsé (la Mère Courage capable des plus grands sacrifices pour sa famille), le film découvre en même temps le sacré là où on ne le cherche pas. Dans le quartier de Cecafumo, les Ina-case (HLM) côtoient les ruines antiques du terrain vague et c'est ici qu'apparaît Bruna, deuxième figure de Madone-prostituée, la « louve » qui initie les jeunes du quartier à l'amour mais n'en conserve pas moins une innocence et une pureté virginale. C'est d'ailleurs à Bruna qu'Ettore offre une médaille religieuse, dans une scène où son rôle d'amante confine à celui de mère, dans un renversement qui est le symétrique inverse de celui de Mamma Roma, mère possessive dont l'affection envahissante ressemble à celle d'une amante. Ces deux mères rivales ont un point commun : malgré leurs efforts désespérés elles ne peuvent arrêter les progrès de la maladie qui ronge leurs enfants. Elles sont des mères-orphelines incapables de transmettre leur force et leur vitalité aux faibles créatures auxquelles elles ont donné le jour. La nourriture que Bruna offre à son enfant au marché (la lui transmettant par la bouche comme pour justifier son surnom de louve) n'empêchera pas l'enfant de mourir. Ettore aussi a été un enfant malade ; c'est la fièvre qui l'emportera. La mort du fils de la louve n'est pas sans annoncer la tragédie finale.


Le cercle brisé

Deux dynamiques concurrentielles partagent Mamma Roma. La première est assimilable à un mouvement giratoire, celui de la ronde : le cercle est alors la figure de l'harmonie familiale et de l'enfance. Le repas de noces qui ouvre le film se clôt sur la danse d'Anna Magnani avec l'un des enfants présent au banquet. Le raccord se fait sur le manège de campagne où l'on voit apparaître Ettore pour la première fois. De même que la danse, les tours en moto rendent possible des moments de complicité entre Mamma Roma et son fils. Mais ces cercles harmonieux s'effacent rapidement pour faire place à la ligne droite. Les personnages en effet se déplacent dans de grandes avenues, bornées des deux côtés -que ce soit sur le marché au centre de Rome ou dans le quartier de Cecafumo : le lieu où Bruna emmène Ettore pour son dépucelage, ou les étalages où Ettore vend les disques de sa mère. Ces allées rectilignes ne laissent non seulement aucune échappatoire sur les côtés, mais en plus, leur horizon est bouché (par un terre-plein à Cecafumo, par le Colisée à Rome). Tout est dès lors joué d'avance dans cette tragédie prolétarienne : un poids trop lourd pèse sur les épaules du protagoniste dès le début. Si l'on suit le principe invoqué par Mamma Roma dans sa litanie des morti di fame, le fils d'une prostituée ne peut s'extraire du sous-prolétariat ni espérer un sort meilleur : sa généalogie monstrueuse l'en empêche. La caméra de Pasolini privilégie donc la rupture et la fragmentation de l'espace : la deuxième dynamique l'emporte sur la première, tout comme le rire retentissant de Mamma Roma s'efface petit à petit devant les larmes (le moment charnière étant celui des pleurs de joie lorsqu'elle croit son fils intégré à la nouvelle société et ses espoirs couronnés de succès). Le discontinu est emblématique des deux travellings arrières, travellings péripatéticiens et nocturnes au cours desquels Mamma Roma dans un flot ininterrompu de parole, tient des discours sans prêter attention aux interlocuteurs qui se succèdent le long de sa route. C'est au sein même du plan-séquence, mouvement de la continuité par excellence, que Pasolini introduit le hiatus. La ville ne se livre que par bribes, tout comme Mamma Roma ne se raconte que par fragments -lesquels fragments ne sont écoutés qu'en partie et d'une oreille distraite par ceux à qui ils sont adressés.
Ainsi, Pasolini filme une ville et une femme qui se superposent dans le même personnage (Mamma Roma) mais qui se diffractent en au moins deux portraits : celui de la maman et celui de la putain, la Rome archaïque et la Rome moderne.

Mélodie