Rendez-vous le jeudi 17 novembre, à 20h30
en salle Dussane, au 45 rue d'Ulm
pour
Une femme disparaît
d'Alfred Hitchcock
Et voici un merveilleux synopsis, merci Mélodie !
Transgresser les frontières
Iris, en vacances dans les Balkans rejoint l’homme qu’elle doit épouser à Londres : elle prend le train. La situation de départ dans un film de Hitchcock est toujours des plus communes : c’est dans la vie quotidienne, dans la banalité et la routine des personnages que prend racine l’engrenage qui les conduira à affronter des situations extraordinaires, à déjouer des complots machiavéliques, à accepter, en somme, une plongée définitive dans l’univers du romanesque et de l’invraisemblable. Cette particularité hitchcockienne, qui érige le basculement d’une réalité à l’autre au rang de loi scénaristique, postule la perméabilité des frontières conventionnelles auxquelles le spectateur est habitué.
Comédie et thriller
La première de ces frontières est celle du genre. Le film, divisé très nettement en deux parties, convoque deux genres bien distincts. La comédie d’abord, qui permet de présenter tous les voyageurs et de définir les contours de leur personnalité à partir de leur réaction face à un imprévu (l’arrêt du train, bloqué par une avalanche), et de familiariser le spectateur avec ces figures qui, bien que transposées dans un autre genre (le thriller) et un autre contexte (le voyage proprement dit), ne laisseront pas de garder les mêmes caractéristiques. Peu nombreuses, ces caractéristiques contribuent à créer des « types » qui lient les personnages secondaires à un élément précis auxquels ils se révèleront fidèles tout au long du film : on pense bien sûr au cricket pour les deux anglais, à la lâcheté de l’homme voyageant avec sa maîtresse, etc…
Dans cette première partie où le comique confine parfois au vaudeville, ce sont les frontières spatiales et sociales que l’ont transgresse : les anglais passent de la chambre de bonne au restaurant en changeant de vêtement, quittant leurs habits de voyage pour un costume, puis se partagent un pyjama lorsqu’ils regagnent leur chambre sous les toits. Effet burlesque là encore, puisque la bonne coiffe un chapeau quand les deux hommes sont en tenues négligées et se dévêtit sur le pallier. Le comique s’organise donc autour des escaliers qui font passer les personnages d’une tenue vestimentaire à l’autre sans que les deux groupes (les deux anglais d’une part, la bonne d’autre part) ne soient jamais en accord : jeu de yoyo ou de balancier exact qui règle l’élégance des uns en raison inversement proportionnelle de celle des autres. Mais le principal élément qui lie les différents espaces de l’hôtel est la musique, qui occupe tout au long du film une fonction éminemment hitchcockienne. Elle fait se rencontrer les personnages : les expérimentations folkloriques de Gilbert tissent un lien indissoluble entre Iris et lui (c’est son vacarme qui l’amènera à entrer dans la chambre et dans le lit de la jeune femme –là encore, transgression mais d’ordre moral cette fois-ci). Un troisième personnage vient s’ajouter à ce jeune duo : Miss Froy, qui donne son titre au film. Tout comme Iris, le tohu-bohu du bruyant voisin l’incommode : la rencontre des trois protagonistes s’opère d’abord sur un plan sonore. L’intrigue est d’ores et déjà musicale.
L’invitation au voyage en train
Cette séquence initiale de l’hôtel met en place tous les éléments qui seront utiles à la deuxième partie qui se déroule dans le train. L’arrêt momentané du voyage sur lequel s’ouvre le film peut être assimilé à une présentation de la situation, qui, somme toute, n’est pas encore entrée dans le vif du sujet. La longue exposition prend fin au moment où le train démarre, c’est-à-dire au moment où Iris s’évanouit. Cette rupture, signalée par les surimpressions –Iris voit les visages de ses amis se superposer aux roues du train– associe le voyage à une expérience radicalement différente (« partir, c’est mourir un peu ») au cours de laquelle l’identité ordinaire est susceptible de subir des transformations. A la solide bâtisse de l’hôtel dont les frontières spatiales existaient sur le mode vertical, se substitue une machine en mouvement dont la fonction première est de franchir les frontières géographiques. Ce n’est plus le règne du code social, code vertical, mais celui de l’horizontal : tous les voyageurs sont égaux désormais puisqu’ils partagent le même espace. Mais précisons : le basculement d’une réalité quotidienne à une réalité mystérieuse ne se fait pas de façon brutale, bien au contraire : on aurait tort d’associer le train à un lieu magiquement différent du quotidien. D’abord parce que quelques éléments de la première partie (éléments « verticaux » pour reprendre le type de rapports qui s’établissent au cours de ce premier moment) semblent déjà appartenir au thriller ; comme le chanteur étranglé –montage alterné où se succèdent des plans de la chambre de Miss Froy à l’étage et des plans du chanteur suffoquant à l’extérieur, ou le pot de fleur qu’une même main mystérieuse ou maladroite fait tomber du deuxième étage. Ensuite, parce que le train est au départ le lieu où la rassurante Miss Froy prodigue ses soins à Iris. Le basculement ne procède donc pas par rupture, mais par déplacements. Si l’évanouissement et le sommeil peuvent signifier que l’on est passé à un régime de réalité différent (et ils seront invoqués tour à tour pour expliquer le trouble d’Iris), il n’en reste pas moins que le décor ne change pas fondamentalement. Le train est plutôt chez Hitchcock l’espace de la relativité, le lieu où s’opèrent des glissements et des changements imperceptibles qui laissent cependant intact tout ce qui les entoure. L’étonnement et la stupéfaction d’Iris ne procèdent pas tant du fait que la gentille Miss Froy ait disparue, que de ce que cette disparition semble n’avoir absolument rien changé à l’environnement dans lequel elle se trouve. Preuve en est qu’elle doute de sa santé mentale après une hallucination/surimpression où c’est elle-même qui transforme son entourage, substituant au visage de ses voisins celui de Miss Froy. Ne pouvant croire que personne ne connaisse la vieille anglaise, elle les transforme tous en Miss Froy, envahissante obsession. Elle ne peut avoir tort contre tous, la disparition ne peut être que le fruit de son imagination.
Pourtant… Une disparition qui passe inaperçue est un événement sans conséquences, un non-événement. La protagoniste, s’acharnant à la tâche ingrate qui consiste à rendre patente une absence, part à la recherche de tous les indices qui, par leur existence même, prouve qu’elle n’a pas rêvé, et témoignent de ce qui a été (ou doit, selon toute vraisemblance, avoir été) et qui désormais n’est plus. Chaque « petit fait vrai » est cependant ténu, toujours en passe de disparaître à son tour. Il est soit nié (par ceux qui en ont été témoin ou acteur), soit éphémère (le nom écrit sur la vitre, le sachet de thé jeté par la fenêtre). Ces déplacements progressifs insinuent graduellement l’étrangeté et le doute dans un univers par ailleurs quotidien et banal. Une vieille anglaise en tweed peut donc s’avérer être un agent secret, les personnes avec qui l’on partage un wagon des conspirateurs et une simple mélodie un code secret. D’une réalité à l’autre, il n’y a qu’un pas, et ce sont de petits déplacements (comme les désormais célèbres chaussures à talon de la bonne sœur) qui règlent ces décalages, épousant en cela le mouvement du train et l’entrée progressive dans le thriller. Au fur et à mesure que le train avance et que son rythme s’accélère, l’histoire s’emballe, le thriller prend le pas sur la comédie –même si les deux registres restent liés tout au long du film.
Prendre le train avec Hitchcock est donc toujours une expérience dépaysante : lieu de l’inquiétante relativité (Une femme disparaît), de l’échange (L’Etranger du nord express) et des fausses identités (L’Ombre d’un doute, La Mort aux trousses), il transforme la voyageuse téméraire qui préfèrera au bout du chemin échanger son statut de pâle fiancée contre celui d’aventurière, identité nettement plus palpitante.
The Lady Vanishes, d'Alfred Hitchcock
1938. NB. Angleterre
Prod. Edward Black
Sc. Sidney Gilliatt et Frank Launder d’après le roman The Wheel Spins de Ethel Line White
Phot. Jack Cox
Mus. Louis Levy
Mont. R-E. Dearing
Int. Margaret Lockwood (Iris), Michael Redgrave (Gilbert), Paul Lukas, Dame May Withers, Cecil Parker, Linden Travers, May Clare.
Mélodie