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Los Olvidados, de Bunuel


Le mercredi 28 septembre 2011 à 20h30 débutera notre cycle consacré à l'enfance au cinéma avec Los Olvidados, de Luis Bunuel.

Dans la banlieue pauvre de Mexico, les enfants sont livrés à eux-mêmes. La bande du Jaïbo attaque les aveugles et les culs-de-jatte pour gagner quelques pesos. Lorsque Jaïbo s'évade du pénitencier où il a été incarcéré par la faute de Julian, il décide de se venger et finit par tuer sous les yeux de Pedro celui qu'il accuse d'être à l'origine de son séjour carcéral. La vie de la bande de ces jeunes laissés-pour-compte bascule alors dans une spirale de violence.
Décentrer le regard
Le film s'ouvre sur les hauts lieux de la modernité : une voix off se superpose aux images-cartes postales des capitales mondiales. Mais la tour Eiffel, la statue de la Liberté et Big Ben s'effacent bientôt pour faire place à l'envers du décor ; un fondu enchaîné substitue aux monuments familiers des espaces marginaux, inconnus ; sous le vernis moderne de la grande ville, c'est la misère ancestrale qui apparaît à l'écran. Buñuel décentre le regard du spectateur et lui demande de participer à la vie des crève-la-faim qui peuplent ces espaces de l'en-dehors du progrès, espaces «oubliés» de la modernité mais paradoxalement engendrés par elle.





Circulation, substitution et répétition
Dans cet univers où règnent la pauvreté et la misère, tout circule et tous les personnages sont sur un pied d'égalité. Leur histoire est commune, il n'y a pas de protagoniste. La circulation s'organise cependant autour du Jaïbo : le destin de chacun des garçons est comme dépendant des actes du chef de la bande. Ce dernier, recherché après son évasion, ne peut élire domicile nulle part et s'approprie les espaces de ses camarades : l'étable du « grêlé », le terrain vague où vivent « Petits yeux » et l'aveugle, la maison de Pedro. Ce nomadisme qui lie les espaces et les vies est aussi à l'origine des ennuis de chacun. La présence virevoltante de Jaïbo brise les équilibres et provoque un jeu d'échanges et de substitution des places. « Petits Yeux » récupère le baiser que Meche n'a pas voulu donner à Jaïbo. Jaïbo se dirige vers la mère de Pedro et prend l'amour que cette dernière ne semble pas vouloir donner à son premier né. Pedro, pour regagner son affection et son estime, cherche de toutes ses forces à lui prouver qu'il n'est pas le voyou qu'elle croit, mais un garçon honnête et travailleur, comme l'était Julian, la victime de Jaïbo. Mais plus il s'identifie à Julian, plus sa mère est persuadée qu'il est un vaurien : Pedro est alors tour à tour coupable symbolique (lorsqu'il bat les poules dans la ferme-école, lorsque le père de Julian semble l'accuser du meurtre de son fils), victime expiatoire (quand il demande à sa mère de le battre) et enfin véritable victime innocente, seule manière possible de se racheter du traumatisme primordial : le meurtre dont il a été témoin. Ces déplacements symboliques qui commandent la répétition obsessionnelle du lynchage initial sont compris par le directeur de la ferme-école, seul adulte à ne pas être cupide, incompréhensif ou pervers, mais dont l'aide ne se révèle pas suffisante pour sauver les adolescents de la misère ambiante.
Dans cette ronde, personne n'arrive à combler son propre manque et se voit contraint de se reporter sur ce qu'un autre possède. Cette spirale de frustration est symbolisée par deux éléments récurrents : l'arène et le manège. La corrida que miment les enfants à l'ouverture du film reviendra à plusieurs reprises comme une figure de lynchage publique : lorsque la bande vient « remercier » l'aveugle et lors de l'affrontement entre Jaïbo et Pedro dans la rue. Le manège de la fête foraine dans lequel travaille Pedro met à jour une autre facette de leur vie violente, à savoir l'exploitation. Condamnés à tourner sans fin, prisonniers du cercle des chevaux de bois, les enfants ne sont que des bêtes que leurs propriétaires se permettent de maltraiter.
Les deux emplois de Pedro recomposent l'obsession du crime perpétré par Jaïbo en la séparant en deux mouvements : d'une part le lynchage publique, violence horizontale qui fait participer les témoins à l'horreur de la scène en l'intégrant dans le cercle monstrueux (le manège) ; et d'autre part la violence verticale des coups de bâtons : la première chose que Pedro aperçoit de la coutellerie est le mouvement du marteau qui s'abat sur le fer brûlant, rejouant les le massacre de Julian.

La vie animale
Le manège et l'arène associent donc les enfants à des bêtes. Mais chaque plan est déjà saturé par la présence d'animaux. Poules, coqs, ânes, chèvres et chiens errants sont aussi des figures essentielles de la circulation entre les différents personnages, confirmant la ruralité de ces espaces qui se situent pourtant dans le voisinage de l'urbanisme triomphant. Les animaux sont donc autant de métaphores de la condition des enfants « oubliés », de substituts de la violence des abandonnés mais aussi de liants entre les destins -c'est un âne qui semble avertir Meche de la mort de Pedro, dans une crèche inversée où l'on n'annonce pas la naissance, mais la mort d'un enfant.
Ces animaux permettent surtout à Buñuel de donner au film ce ton si particulier, situé à la frontière du réalisme et du fantastique. On parle souvent de l'épisode du rêve de Pedro comme d'une trouée surréaliste dans un film immergé par ailleurs dans la quotidienneté des banlieues de Mexico. Cette partition entre réalisme et surréalisme est cependant contestable : les éléments quotidiens sont plutôt contaminés par la présence d'éléments oniriques et surnaturels. Les animaux permettent ce franchissement, et notamment la volaille. L'aveugle à terre qui se retrouve soudainement nez à nez avec une poule, la mère de Pedro tuant le coq sous le regard horrifié de son fils, la colombe que l'on applique sur le dos d'une malade pour la guérir annoncent les plumes qui s'éparpillent au ralenti dans le cauchemar de Pedro. L'imaginaire et l'érotisme Buñueliens ne sont pas bridés par le sujet qu'il traite, mais sortent au contraire comme enrichis de leur passage par la réalité quotidienne et triviale.

L'isolement et la séparation
Malgré la circulation des thèmes, l'abandon comme donnée collective et la communauté dans la misère, il ne peut exister de solidarité dans la pauvreté. Deux des plus beaux plans du film résument cette distance et cette solitude. D'abord, lors de la seule incursion dans le centre-ville aisé, où l'on observe Pedro derrière la vitre d'un magasin de luxe. Sa conversation avec l'homme riche et pervers reste inaudible, mais compréhensible. Le massacre des poules dans la ferme-école reprend le même dispositif : Pedro n'est plus au centre du cercle, mais séparé des autres par le grillage. L'arène s'efface et laisse place à une disposition frontale mettant en avant l'impuissance d'un spectateur qui comprend cependant dans le premier cas les intentions du pédophile mondain et la détresse du garçon rongé par la culpabilité dans le second. L'impuissance du spectateur se manifeste à l'intérieur même du plan, matérialisée par la vitre et par le grillage. L'écran de cinéma est au spectateur ce que la vitre et le grillage sont aux personnages tenus de l'autre côté de la barrière (hors de l'action) : une condition nécessaire au spectacle qui impose cependant une distance infranchissable et qui empêche toute participation effective.
Los Olvidados est peut-être le plus beau film de Buñuel, la parfaite synthèse du réalisme social proche du documentaire auquel il s'était essayé quinze ans plus tôt avec Terre sans pain et du surréalisme de la période espagnole avec lequel il était entré en cinéma.
Mélodie



La semaine prochaine : L'Argent de poche, de François Truffaut.