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Dead man, de Jim Jarmush

Dead man, de Jim Jarmush
Réalisation et scénario : Jim Jarmusch
Interprétation : Johnny Depp (William Blake), Gary Farmer (Nobody), John Hurt (John Scholfield), Robert Mitchum (Mr. John Dickinson), Mili Avital (Thel Russell), Gabriel Byrne (Charles Dickinson), Lance Henriksen (Cole Wilson), Michael Wincott (Conway Twill), Iggy Pop (Sally Jenko)
Photo : Robby Müller
Musique : Neil Young


« You were a poet and a painter. And now, you are a killer of white men. »

Quelque part aux Etats-Unis et quelque part au XIXème siècle, William Blake est un jeune homme comme il faut qui se rend à l’autre bout du pays pour rejoindre son poste de comptable dans la ville de Machine. Il y découvre un monde de violence, mélange de ville industrielle et de zone de non droit, bien loin de l’image traditionnelle de la ville de l’Ouest. Mais son poste est en réalité déjà occupé, et Dickinson, patron de l’usine et de la ville (et dernière incarnation de Robert Mitchum), le renvoie en le menaçant de son fusil. Au saloon, Blake rencontre alors Thel (en référence au poème de William Blake The book of Thel), une ancienne prostituée avec qui il passe la nuit, mais que revendique le fils de Dickinson, qui fait irruption dans la chambre. Dickinson vise Blake, Thel s’interpose. La balle tue Thel et blesse Blake, qui tue Dickinson et s’enfuie à bord d’un cheval volé. C'est le début d’un second voyage. Blake blessé rencontre Nobody, Indien jadis enlevé aux siens et élevé en Europe, féru de la poésie de l’autre William Blake : pour lui, pas de doute, Blake est une réincarnation du poète homonyme. Il est donc un homme déjà mort, comme le prouve la balle qu’il porte près du cœur et qui le condamne à moyen terme. Mais « dead man » est aussi un reflet de « killer » et Nobody prédit à Blake qu’il écrira désormais ses poèmes avec du sang, celui des marshalls et des chasseurs de primes qu’a embauchés Dickinson et qui forment à ses trousses une galerie cocasse et terrifiante. Nobody se donne pour mission de ramener Blake « au niveau supérieur du monde, là d’où vient William Blake », « de l’autre côté du miroir ».

Du miroir à l’écran

Comme le fait remarquer Jonathan Rosenbaum (Chicago reader, 28 juin 1996), cette image du miroir se retrouve dans la structure du film « qui commence par un voyage en train de Blake vers une colonie blanche et se termine sur le canoë qui l’emporte loin du village Kwakiutl. L’aperçu de diverses activités durant sa traversée de Machine (un cercueil qu’on vient de terminer, un cheval en train d’uriner, une scène de fellation) trouve son contrepoint dans la traversée du village indien. De même, nous voyons presque toujours chaque paysage deux fois, d’abord avec Blake et Nobody, puis avec leurs poursuivants. Le fait de regarder la même chose de différentes manières, qui est au principe de la plupart des films précédents de Jarmusch, possède un effet rythmique et lyrique comparable à la répétition des images et des rimes dans un poèmes. La construction d’intrigue n’a jamais été le point fort de Jarmusch (il ne donne aucune explication à l’évasion dans Down by law [1986] et n’explicite pas la manière dont les chasseurs de primes suivent les traces de Blake). Musicalement et poétiquement, il est toujours plus proche d’une ballade que d’une nouvelle ou d’un roman. »

L'univers musical

Dead man est aussi un film où la musique est omniprésente. Les thèmes de Neil Young, improvisés à la guitare à même le film, sont pour beaucoup dans le sentiment de solitude qui pèse autour de l’avancée des personnages. Le film fourmille par ailleurs d’allusions et de clins d’œil : le personnage de Benmont Tench doit son nom au claviériste du groupe « Tom Petty and the Heartbreakers », Big George Drakoulias renvoie à un producteur d’American recording, Lee Hazlewood est le nom d’un chanteur de country, Xebeche, le nom donné par moquerie par les autres Indiens à Nobody (« He who talks loud, saying nothing ») fait référence à la chanson de James Brown Talkin' Loud and Sayin' Nothing

Blake and white
Dans une interview, Jim Jarmusch s’expliquait du choix du noir et blanc : « Dead man a été conçu dès le début comme un film en noir et blanc. La première raison de ce choix est qu’il s’agit de l’histoire d’un homme qui entreprend un voyage qui l’emporte loin de tout ce qui est familier. La couleur, notamment dans les paysages, est liée pour nous aux choses familères, avec leur valeur tonale, ce qui aurait appauvrit un élément central du film.
De plus, parce que Dead man se passe au XIXème siècle, l’absence d’informations (que fournit la couleur) est une manière de gagner en distance historique, en neutralisant là encore une certaine familiarité avec des objets et des lieux spécifiques.
Une autre raison est que depuis la fin des années 50 et le début des années 60, les westerns ne cessent de réutiliser la même vieille palette de couleur. Qu’il s’agisse d’un film de Sergio Leone ou de Clint Eastwood, ou même d’un épisode de Bonanza, les couleurs me semblent toujours être les mêmes. Si ces couleurs ont un effet sur l’inconscient du public, je préfèrerais que le noir et blanc de Dead man rappelle l’atmosphère des films américains des années 40 et du début des années 50, ou même des films historiques de Kurosawa ou de Mizoguchi, que la palette trop familière de westerns plus récents. Enfin, je voulais travailler de nouveau en noir et blanc avec Robby Muller. Comme toujours, Robby a fait un travail extraordinaire avec la photo de Dead man, et a travaillé le négatif de manière à inclure tous les gris possibles tout en conservant des noirs et des blancs très forts, presque comme si la couleur n’avait pas encore été inventée. »

« Stupid white man »

Dead man commence comme un roman de Kafka, avec un individu sans attache, destiné à une profession bureaucratique, confronté à une situation absurde. Cet homme qui semble vivant, et qui est en réalité déjà mort n’est pas non plus sans rappeler certains héros de Will Eisner (Invisible people). Pourtant, c'est bien du western que le film est le plus proche. Mais un western profondément revisité et dépouillé de ses valeurs traditionnels, tout comme Jim Jarmusch a subverti le genre du film de gangster dans Ghost dog (1999). En effet, on est loin de l’analogie entre chevauchée vers l’Ouest et renaissance, conquête civilisatrice d’une terre et frontière de la civilisation sans cesse repoussée. Dans Dead man, le voyage est synonyme de mort, la société des hommes blancs apparaît comme un cauchemar burlesque sorti d’un tableau de Jérôme Bosch.
Le rapport entre homme blanc et Indien ne peut donc que s’inverser : l’autre, ici, c'est le « stupid white man ». En guise d’inside joke, Jim Jarmusch a donc inclut des dialogues en langue makah volontairement non sous-titrés.
L’Indien est aussi celui qui sait se rendre compte de tout ce qu’implique le fait de s’appeler William Blake, jusque là passé inaperçu. Inversant le stéréotype, c'est ici l’homme blanc qui est poète sans le savoir, tandis que la réflexivité et la prise de conscience appartiennent au « primitif ».

Jim Jarmusch
Jim Jarmusch est né en 1953 dans l’Ohio. Après un séjour à Paris, où il fréquente la cinémathèque française, il s’inscrit à New York University. Son film de fin d’étude (Permanent vacation, 1980) et son premier long-métrage (Stranger than paradise, 1983), qui est présenté à la Quinzaine des réalisateurs et gagne la Caméra d’or, font de lui la nouvelle coqueluche du cinéma indépendant. Il travaillera en noir et blanc et en couleur, avec une prédilection pour le recueil de sketchs (Night on earth, 1990, et Coffee and cigarettes, dont le tournage s’étale sur une vingtaine d’années jusqu’en 2003). On retrouve de films en films ses acteurs fétiches, souvent également musiciens (Bill Murray, Roberto Benigni, Isaach de Bankolé, John Lurie, Tom Waits, et des apparitions de RZA et d’Iggy Pop).     



Marc Douguet