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Badlands, de Terrence Malick, en présence de Michel Ciment (28 septembre 2010)

Badlands, de Terence Malick au ciné-club de l'ENS, en présence de Michel Ciment
Premier coup d’éclat  « Tranchant et opaque, Badlands reste l’un des premiers films les plus fulgurants de ces deux dernières décennies et l’un des rares qui ne doive rien à un genre, qui s’inspire plus d’une culture que du cinéma antérieur, l’un des plus contrôlés dans son écriture, son cadre, sa photographie, sa bande sonore : la musique, mais aussi les voix, les sons, les accents, le mixage [1] . »
Dans la droite ligné de Citizen Kane (1941), Le Point de non-retour (Point Blank, 1967), ou Portrait d’une enfant déchue (Puzzle of a Downfall Child, 1970), Badlands (La Ballade sauvage, 1974), le premier long-métrage du cinéaste américain Terrence Malick, fait partie de ces quelques premiers films qui semblent sortis de nulle part tant ils sont maîtrisés, inventifs et originaux. D’ailleurs, tout comme Orson Welles, Jerry Schatzberg ou John Boorman, les auteurs respectifs des trois films cités plus haut, Malick partage un parcours qui ne le prédestinait pas au cinéma. On sait que Welles était acteur et metteur en scène de théâtre, puis homme de radio ; quant à Schatzberg et Boorman, le premier était photographe de mode et le second réalisait des documentaires pour la télévision anglaise. Malick, lui, fils d’un dirigeant de compagnie pétrolière qui grandit au Texas et en Oklahoma, a étudié à Magdalen College à Oxford en tant que boursier (sans finir son cursus). 

Parallèlement à cela, dans sa jeunesse, il a travaillé en été en tant que saisonnier dans des champs au Canada et aux Etats-Unis, ainsi que comme ouvrier, mais aussi comme journaliste pour les prestigieuses revues Life, Newsweek et The New Yorker. Il a suivi des cours de philosophie à Harvard, avant de devenir lui-même professeur au MIT, époque à la quelle il se lie d’amitié avec le philosophe américain Stanley Cavell. Mais au bout d’un an, il quitta son poste, laissant en plan sa thèse sur « le concept d’horizon chez Husserl et Heidegger » et suivit une formation en cinéma à l’American Film Institute. Après avoir dirigé un court-métrage dans lequel il jouait également, il se fit une réputation dans la réécriture de scénarios[2], puis réalisa La Ballade Sauvage, avec une équipe réduite, non syndiquée et un budget de 300 000 dollars plus que dérisoire. Le tournage fut compliqué, faillit s’arrêter par manque d’argent ; Malick remplaça lui-même un acteur absent le temps d’une courte scène [3] .

 
Un cinéaste rare
Car Malick fascine, aussi bien les critiques et le public. En 1996, au moment où il tourne La Ligne rouge (The Thin Red Line, sorti en 1998), son troisième film après vingt années d’absence, le tout Hollywood se bouscule à sa porte ; ainsi, le film qui relate la bataille de Guadalcanal pendant la guerre du Pacifique voit une myriade de stars masculines incarner de simples soldats ou des militaires haut gradés… Georges Clooney qui apparaît en haut du générique n’apparaît en réalité que trente secondes à la fin du film qui dure trois heures.
Si Malick peut être considéré comme un cinéaste rare en raison de son talent exceptionnel, il l’est aussi par son absence dans les médias : en effet, sur l’ensemble sa carrière, il n’a accordé que trois entretiens à la presse internationale et n’apparaît jamais dans les cérémonies ni pour assurer la promotion de ses films. Il n’existe que quelques photos de lui et il n’apparaît jamais dans les bonus de DVD. 
Après son second chef-d’œuvre, Les Moissons du ciel (Days of Heaven, 1979), qui fit découvrir le jeune Richard Gere et pour lequel le chef opérateur Nestor Almendros remporta un Oscar et Malick le prix de la mise en scène à Cannes, le cinéaste rentrait dans un silence long de deux décennies dont on ne sait quasiment rien, si ce n’est, grâce en partie à un article de Michel Ciment[4] qu’il travailla à un projet de film nommé Q et qui devait narrer la création du monde et l’histoire de l’humanité (!), ainsi qu’à une adaptation théâtrale du film L’Intendant Sansho de Mizoguchi, ainsi qu’il vécut entre Paris, sur l’île Saint-Louis, et Austin au Texas, voyageant à travers le monde. Il se lança finalement dans la production épique de La Ligne rouge, adapté d’un roman de James Jones, après avoir hésité à porter à l’écran le Tartuffe de Molière.
Malick, sur ses personnages
Dans une interview donnée à la sortie du film, le cinéaste évoque ainsi ses personnages[5] : « Il y a de l’humour dans le film, à mon avis. Pas des plaisanteries. Cela repose sur l’erreur d’appréciation que commet Holly au sujet de son auditoire, sur ce qui intéressera ces gens ou ce qu’ils seront prêts à croire. (Elle semble parfois considérer son récit comme une séance d’audiovisuel au lycée.) Quand ils traversent les badlands, au lieu de nous raconter ce qui se passe entre elle et Kit, ou rien de ce que nous aimerions ou devrions savoir, elle décrit ce qu’ils ont mangé et quel goût cela avait, comme si nous nous préparions au même voyage et examinions son aventure de cette manière-là. (…)
« Le côté sudiste de Holly est essentiel pour la comprendre. La mort de son père ne la laisse pas indifférente. Elle a peut-être versé des torrents de larmes, mais elle ne veut rien vous en dire. Ce ne serait pas convenable. On doit toujours rester sensible au fait qu’elle ne mentionne pas de grandes parties de son aventure parce qu’elle a un sens aigu, mal placé, des convenances. On peut sûrement se demander comment une personne qui passe par où elle passe peut s’intéresser le moins du monde aux convenances. Mais c’est son cas. Et son genre de clichés n’est pas né dans les magazines à dix sous, comme l’ont suggéré certains critiques. Il est présent en Nancy Drew et Tom Sawyer. Ce n’est pas, voilà ce que j’essaie de dire, le symptôme d’un esprit affaibli, nourri de romans de gare, mais celui de l’ « innocent égaré ». Quand les gens expriment ce qui leur tient le plus à cœur, cela prend souvent la forme de clichés. Cela ne les rend pas risibles ; c’est une sorte de fragilité qu’ils évoquent. Comme si, en s’efforçant d’atteindre ce qu’ils ont de plus personnel, ils ne trouvaient ce qu’ils ont de plus général. (…) Les films cultivent le mythe que la souffrance rend profond. Qu’elle incite à dire des choses profondes. Qu’elle forme le caractère et assainit l’âme. Qu’elle donne des leçons inoubliables. Les gens qui ont souffert promènent dans les films des mines longues et pensives, comme si tout s’était écroulé pas plus tard que la veille. Ce n’est pas le cas dans la vie, pourtant, pas toujours. La souffrance peut faire devenir superficiel et, loin de rendre vulnérable, endurcir. C’est l’effet qu’elle a produit sur Kit. 
« Kit ne se voit pas du tout comme un être triste ou pitoyable, mais comme un sujet d’un incroyable intérêt, pour lui-même et pour les générations à venir. Comme Holly, comme un enfant, il ne croit qu’à ce qui se passe au-dedans de lui. La mort, les émotions des autres, les conséquences de ses actes – tout cela est plutôt abstrait pour lui. Il se voit en successeur de James Dean – en « rebelle sans cause » - alors qu’il est plutôt un conservateur à la façon d’Eisenhower. « Prenez en compte l’opinion de la minorité, dit-il pour le magnétophone de l’homme riche, mais essayez de vous accorder avec l’opinion de la majorité dès lors qu’elle est acceptée. » Il ne croit vraiment rien de tout cela, mais il envie les gens qui le font, qui y arrivent. Il veut être comme eux, comme l’homme riche qu’il enferme dans le placard, le seul qu’il ne tue pas, le seul qui suscite sa sympathie, et celui qui a le moins besoin de sympathie. Il n’est pas rare que les gens des bas-fonds soient ceux qui défendent le plus énergiquement les règles qui les ont précipités et maintenus là où ils sont. » 
Un cinéaste du cosmos
L’une des récurrences du cinéma de Terrence Malick, et présente dès son premier film, est les inserts de plans de la faune et la flore qui entourent les personnages. C’est même chaque élément qui peuple le monde et l’espace dans lequel se jouent ses films qui est à l’écran : par l’ondoiement de l’eau d’une rivière ou par le tournoiement de hautes herbes, Malick fait apparaître le vent ; ses deux premiers films présentent d’incroyables scènes d’incendies ; les astres et les planètes sont souvent à l’écran et de nombreux objets sont également montrés en gros plans. Ainsi, ses films sont « remplis » par tout ce qui habite le monde et Malick confère à chacun d’eux une apparence relative : un homme pourra être vu en gros plan, aussi bien que comme un petit être dans l’immensité d’un paysage et le cinéaste confère le même sort aux constructions ou aux animaux, établissant de cette manière un certain ordre cosmique.
Mais il semblerait que ces êtres et ces choses peuplant un seul et même monde ne cohabitent pas nécessairement. Et cette idée d’une nature et d’une faune indifférentes au drame humain qui se déroule à côté d’elles est donc bel et bien transmise par la mise en scène du cinéaste : littéralement, et la plupart du temps, les humains, les animaux et les plantes, fleurs ou arbres, sans citer les éléments naturels et les astres n’apparaissent donc pas dans le même plan. C’est ce que Christian Viviani appelle le « bestiaire » dans un article général publié à la sortie de La Ligne rouge : « Symbole de vie car symbole de mort, le bestiaire intervient souvent par inserts, son caractère immuable ainsi abstrait du conflit humain. Posé sur lui comme un commentaire. La vie va et vient, tandis que les hommes, eux, semblent aller vers leur anéantissement. (…) Tout comme le commentaire, le bestiaire mélancolise et transcende à la fois [6] . » 
 « All things shining »
Les détracteurs de Malick lui ont souvent reproché une soi-disant nostalgie des temps premiers, un rousseausime naïf. Mais en réalité, comme le dit bien le philosophe et cinéphile Philippe Fraisse : « Il n’y a dans cette œuvre aucune nostalgie du paradis perdu. Juste la certitude que, dès qu’il est, le paradis doit se perdre [7] . » Comme chez Kubrick, les films de Malick sont avant tout une expérience et ils défient l’analyse. Pensons à un autre grand cinéaste maintes fois commenté : David Lynch. A la sortie de la projection d’un film de Lynch, on est déboussolé, on n’a pas tout compris, mais on veut comprendre ou tout du moins construire une interprétation, non exclusive, mais qui pourrait un temps nous satisfaire. Beaucoup de choses nous ont échappé, mais on sent qu’il est possible d’en saisir quelques unes, car pour cela nous avons des bouts d’éléments (un geste, une réplique, un mouvement de caméra, un objet,…) qui peuvent nous le permettre. Reconstituer un puzzle, construire une réflexion. 

Après avoir vu un film de Terrence Malick, émerge cette même insatisfaction. L’œuvre, comme c’est le cas des plus réussies d’entre elles, nous paraît insaisissable. Et pourtant, le sentiment est différent de chez Lynch. On ne veut pas tellement chercher à comprendre car précisément on ne sait pas tellement ce qui nous a échappé. Tout était là sous nos yeux et maintenant, plus rien, les lumières se sont rallumées. On pourrait tout simplement dire, comme Michel Chion au début de son livre sur La Ligne rouge, qu’on pourrait s’arrêter là et « nous contenter d’admirer, muet comme un enfant [8] ». Car c’est là que se situe l’un des traits de génie et l’une des originalités des films de Malick : être beaux, véritablement. Mais une beauté qui ne dure pas, qui apparaît et disparaît le plan suivant. Une beauté resplendissante (« All things shining » est la dernière phrase de La Ligne rouge). 

Voilà donc ce qui est insaisissable et voilà où réside l’un des mystères de ses œuvres. Malick ne filme pas un paradis terrestre perdu mais il filme ce qui est déjà en train de se perdre. Un temps qui n’existerait pas, un « présent antérieur ». Malick ne fait pas des films avec de beaux plans (comme certains veulent bien le définir de manière condescendante) mais il fait de beaux films. Si l’adjectif peut sembler galvaudé et perdre de son sens car bien souvent utilisé, il colle pourtant à tous les films de Malick. Chaque plan est comme une révélation, à saisir immédiatement. Et l’on peut ainsi ressentir la même chose que les personnages de ses films, exclus du monde, impossible de saisir sa beauté même s’ils la contemplent parfois. Ses films ne fonctionnent pas selon la structure d’un chute suivant le temps d’un paradis terrestre mais commencent bel et bien sur le sentiment de la perte ; la première phrase de son dernier film en date Le Nouveau monde (The New World, 2007) résonne par la voix off de Pocahontas qui essaye d’incanter l’esprit de la mère Nature, en vain. Le film ne raconte pas la destruction d’une tribu de natifs américains et de leur monde par l’arrivée des Anglais, mais plutôt propose une nouvelle lecture du mythe en évoquant la mélancolie face à un monde déjà perdu, avant que quoi que ce soit ait déjà commencé. 

De là, on comprend mieux la belle expression de Christian Viviani dans l’introduction de son article qui parle de « triste beauté », sentiment diffus et prenant qui sourde dans les plans des films de Malick. Comme le dit Philippe Fraisse, la question que pose les films du cinéaste, au spectateur comme à ses personnages, c’est : « Comment répondre à ce don reçu de l’existence ? », et l’auteur de continuer : « Seul demeure l’infini du don, et notre incapacité à y répondre. (…) Voir un film de Malick, c’est accepter de faire une expérience qui est de nature spirituelle. Je dis spirituelle parce que c’est un cinéma qui ne propose pas grand chose à l’intelligence et à la culture, qui ne répond à aucun souci intellectuel. Et encore moins idéologique. Malick filme les arbres, les herbes et les oiseaux, les horizons, les nuages et les reptiles. Non pour signifier un panthéisme moribond et nous en donner la nostalgie (si tant est qu’il fut jamais), mais pour nous confronter à l’évidence de notre peine, celle de ne pas pouvoir être simplement à la hauteur des choses [9] . »
De cette exclusion du monde pour ses personnages, exclusion rendue donc tangible par sa mise en scène, et de cette perte perpétuelle de la beauté insaisissable du monde, naît la mélancolie de son cinéma.
L’invité
Michel Ciment est historien, journaliste et critique de cinéma. Il a enseigné la civilisation américaine à l’Université Paris-VII dont il est professeur émérite. Il est directeur de la publication et membre du comité de rédaction de la revue de cinéma Positif où il écrit depuis 1962 et pour laquelle il a notamment mené de nombreux entretiens avec les plus grands cinéastes, mais a aussi collaboré avec des revues et quotidiens en France et à l’étranger. Par ailleurs, il est depuis les années 1990 producteur pour France Culture de l’émission de radio hebdomadaire Projection privée, dans laquelle il continue ses entretiens avec les gens qui font le cinéma et ceux qui le commentent. On peut également l’entendre dans l’émission critique Le Masque et le plume sur France Inter. En dehors de son activité d’éditeur, il a publié de nombreux livres consacrés au cinéma parmi lesquels des monographies (contenant des entretiens) consacrées à John Boorman, Stanley Kubrick, Francesco Rosi ou encore Jerry Schatzberg, des livres d’entretiens avec Elia Kazan, Joseph Losey et d’autres cinéastes hollywoodiens (Passeport pour Hollywood), ainsi que des essais comme Le crime à l’écran, une histoire de l’Amérique ou Les conquérants d’un nouveau monde, essais sur le cinéma américain. Il a été membre de jurys de prestigieux festivals, notamment ceux de Cannes, Venise et Berlin et anime chaque année, depuis ses débuts, la leçon de cinéma du Festival de Cannes où il s’est déjà entretenu avec Tarantino, Scorsese ou Bellochio. Il participe régulièrement à des bonus DVD et intervient dans des institutions, cinémathèques, festivals et ciné-clubs (!) pour présenter des films, animer des débats et donner des conférences. Il a également été président de la FIPRESCI.


[1] COURSODON Jean-Pierre et TAVERNIER Bertrand, 50 ans de cinéma américain, Nathan, Paris, 1995, p. 685.
[2] Pratique peu connue en France, il s’agit, pour ces scénaristes, la plupart du temps à la demande d’un producteur ou d’un cinéaste, de retravailler sur une première version de l’histoire écrite par un autre.
[3] C’est donc le seul document qui nous permet de visualiser Malick en mouvement et d’entendre le son de sa voix, le cinéaste n’ayant donné que des interviews à la presse écrite et n’apparaissant absolument jamais à la radio, à la télévision ou dans des documentaires.
[4] CIMENT Michel, « L’absence de Malick », Positif, n° 446, avril 1998, p. 52.
[5] Propos recueillis par Beverly Walker et publiés dans la livraison de Sight and Sound du printemps 1975. Traduit de l’anglais par Alain Masson pour la revue Positif, n° 591, mai 2010, pp. 27-28.
[6] VIVIANI Christian, « Terrence Malick, l’harmonie de la disharmonie », Positif, n° 457, mars 1999, p. 11.
[7] FRAISSE Philippe, « Les voix sauvages de Terrence Malick », Positif, n° 591, mai 2010, p. 25.
[8] CHION Michel, La Ligne rouge, Les Editions de La Transparence, Chatou, 2005, p. 11.
[9] FRAISSE, p. 26.
Analysée rédigée par Arthur