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L'Anguille, de Shohei Imamura (mercredi 31 octobre 2012)


(cliquez sur l'image pour l'agrandir)

Dernière soirée du cycle "Prison"

Le ciné-club achève son cycle prison avec le film japonais de Shohei Imamura, Palme d'or à Cannes en 1997, L'Anguille, ce mercredi 31 octobre à 20h30, en salle Dussane. Comme d'habitude, l'entrée coûte 4€, 3€ pour les membres du COF et vous avez la possibilité d'acheter des cartes 10 places pour respectivement 30€ et 20€.
Rapide synopsis : Takuro Yamashita est mis en liberté provisoire sous la responsabilité d’un bonze après avoir passé huit ans en prison pour le meurtre de sa femme. Ayant appris le métier de coiffeur au cours de sa détention, il décide de s’installer dans une friche industrielle non loin de Tokyo. Il est renfermé, ne parlant guère qu’à l’anguille qu’il a apprivoisée pendant ses années d’incarcération. Cependant, le salon, qu’il retape de ses mains, lui permettra de renouer des liens avec un groupe de petites gens alentour.

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Et pour résumer :
Rendez-vous le mercredi 31 octobre, à 20h30
en salle Dussane, au 45 rue d'Ulm

pour voir et revoir
L'Anguille
de Shohei Imamura

Collages réalisés par Pierre.
Thierry Jousse, Cahiers du cinéma 517
Antoine de Baecque, Cahiers du cinéma 514
Daubenton, Diderot, « Anguille », L'Encyclopédie
Yann Tobin, Positif 440
« Anguille », Encyclopédie Larousse
Hervé Bazin, Qui j'ose aimer
Henri Michaux, « La paresse », Mes propriétés, in La nuit remue
Boris Vian, L'écume des jours.

Poisson fort allongé en forme de serpent, glissant, sans écailles, revêtu d'une peau dont on le dépouille aisément ; animal fétiche et énigmatique, génie tutélaire et domestique ; civelle aux troubles origines carcérales, double insaisissable de Takuro Yamashita, pauvre pêcheur incapable de faire du mal au moindre poisson depuis qu'une nuit de folie, il a tué sa femme et l'amant de celle-ci ; parabole de fable utopiste, dont voici le récit : l'anguille femelle, lorsque vient la saison, quitte la mer du Japon et migre en direction de l'équateur. Ayant parcouru des centaines de kilomètres, elle pond ses oeufs dans les fonds marins. Là, ils sont fécondés par la laitance des mâles, disséminée dans le courant. Après leur éclosion, les civelles font le chemin inverse de leurs géniteurs ; des centaines de milliers meurent en chemin ; les survivants atteignent “les eaux boueuses du Japon”, dans l'attente d'un nouveau cycle... à moins d'être pêchées par les hommes qui apprécient leur chair délicate.

On pourrait bien sûr gloser jusqu'au vertige sur les prestiges métaphoriques du sinueux animal. L'Inconscient ? Pourquoi pas ! La Conscience ? Encore mieux. L'Enfermement ? Bien évidemment. La Sexualité ? Cela va de soi... Mais il est clair que la question n'est pas là. L'art d'Imamura consiste précisément à produire une surface parfaitement lisse en apparence afin de congédier toute production de sens trop lisible, toute interprétation trop profonde. Dans L'Anguille, il n'y a que des effets de surface et si, comme dans la rivière tranquille, la profondeur rôde pourtant, elle n'est jamais le lieu de la Vérité, de la Finalité ou du Sens. Ce poisson vit dans l'eau douce et dans l'eau salée ; il faut choisir le temps où l'eau des rivières est trouble, après les pluies, ou la troubler exprès, faire en sorte qu'elle demeure insondable, pour pêcher l'anguille. Elle ne s’élève pas au-dessus de l'eau comme les autres poissons. Aucun acte, aucun geste, aucune décision ne peut être épuisé par le démon de l'interprétation. La matité règne et c'est très bien ainsi.

Au beau milieu du salon de coiffure de Takuro Yamashita trône un aquarium. Bâillant d'ennui au fond de sa cuve, comme si elle avait compris, et admis, que le film n'était pas fait pour elle, l'anguille n'en est pas moins sans cesse présente dans la tête des personnages ou dans celle des spectateurs, identique à une forme mentale que chacun projetterait sur le film. Les ouïes des anguilles sont petites, et recouvertes d'une peau ; c'est pourquoi elles s'étouffent dans les eaux troubles, et elles peuvent vivre assez longtemps hors de l'eau ; elles se meuvent en contournant leur corps ; car elles ont seulement au lieu de nageoires une sorte de rebord ou de pli dans la peau, qui commence au milieu du dos par-dessus, et par-dessous à l'ouverture par où sortent les excréments, et qui se continue de part et d'autre jusqu'à l'extrémité du corps. Insaisissables, telle la mise en scène, qui brille par sa manière de changer de registre plus vite que tout autre, de perdre son spectateur dans les méandres du style. Tout se joue donc dans les transitions, dans ce que les corps transportent avec eux et font passer d'un plan à l'autre, ou, au contraire, ce qu'ils abandonnent en cours de chemin, ce dont ils se délestent, quitte à le retrouver plus tard, comme une résurgence, une pulsion qui les retraverse d'un coup.

Revenons à l'aquarium. Fréquemment identifié comme métonymie de l'écran, l'aquarium c'est à la fois la scène et la vitre à travers laquelle on observe des personnages qui se débattent et se cognent contre les parois d'un milieu fermé. L'aquarium, c'est en quelque sorte la figuration de la distance entre le regard et son objet. Chez Imamura, c'est l'inverse. L'aquarium n'est pas le lieu qu'on regarde mais le lieu d'où l'on regarde. De telle sorte que le point de vue de la mise en scène est pris en charge par l'anguille elle-même. Grâce à son iris très développé et à sa rétine riche en bâtonnets, l'œil de l'anguille est très sensible à la lumière. En revanche, son cristallin, dépourvu de muscles, est incapable de focalisation. Dans les eaux continentales, l'anguille utilise peu la vision, pourtant bien adaptée à la pénombre du fond. Du fond de sa cuve, elle pose néanmoins un regard neutre, en tous cas inassignable, sur l'humanité qui s'ébat sous ses yeux. De ce point de vue singulier, le film d'Imamura tire une grande partie de sa force subtile. Le regard est vif, tranchant, incisif, insistant mais sur la réalité qui s'offre à nos yeux jamais aucun jugement n'est porté. Cette comédie humaine parfois excessivement turbulente est observée par un oeil tantôt goguenard, tantôt porteur d'inquiétante étrangeté, mais cet oeil tapi dans l'aquarium ne force jamais le sens. Ce qui donne son caractère mystérieux à cette curieuse histoire traversée par des sautes d'humour ravageuses ou par des éclairs de folie domestique.

On a cru que les anguilles naissaient de la pourriture. Ce qui a donné lieu à cette erreur, c'est que le conduit de la matrice dans les femelles, et de la semence dans les mâles, sont peu apparents et couverts de graisse, de même que les œufs ; on ne les aperçoit pas aisément. Dans L'Anguille, il y a tout de même un sujet ; on peut le résumer en une seule phrase en forme d'adage interrogateur : comment faire partie de l'humanité ? Mine de rien, L'Anguille trace le chemin d'un pari. A travers le double meurtre qu'il commet pendant l'éblouissante ouverture du film, Takuro Yamashita fait l'expérience radicale de l'inhumanité. Quand il sort de prison, il est comme un fantôme ou plus exactement un automate programmé pour faire certains gestes. Il a perdu toute puissance de décision, toute capacité de choix. Tout juste est-il capable d'être traversé par quelques idées fixes qui le poussent tout de même à agir. Être de transition, fait pour qu'en lui transitent et communiquent le tragique et le comique, l'espoir et le désespoir, l'amour et son refus obstiné, le passé et le futur, il ne cesse d'être habité par ce combat d'humeurs et d'affects contradictoires. J'aime me croire entière et logique ; je déteste me souvenir de mes eaux troubles, de ces remous qui ont empêché un moment ma vie de couler tout droit. Je sais bien qu'il me reste contre eux un recours : celui de l'anguille qui s'envase sous la crue et sait attendre la fin de l'hiver pour sortir des fonds. Au terme d'une série de coups de force dont le plus touchant est la rencontre fortuite avec la jeune Keiko, il sera amené, lors d'une bagarre mémorable tout à la fois émouvante et bouffonne, à faire enfin ce pari qui lui permettra de réintégrer la communauté humaine.

Ces poissons vivent dans l'eau douce et claire ; l'eau trouble leur est nuisible, et même mortelle ; ainsi il faut que l'eau des étangs où l'on veut avoir des anguilles soit pure. En ce sens, L'Anguille n'est pas du tout l'histoire d'un deuil réussi, ce qui serait encore trop simple et trop univoque, mais le récit captivant jalonné d'échappées irrationnelles d'une aventure éthique dont on ne titrera d'ailleurs aucune leçon réconciliatrice. Subtilement mais résolument matérialiste, Imamura tend sans cesse des pièges transcendants à son personnage, mais qu'ils soient religieux comme les sutras et autres rituels de prières évoqués par l'ancien compagnon de prison, ou nettement plus profanes comme cette machine foutraque installée en plein champ et destinée à communiquer avec les extraterrestres, ils ne fonctionnent jamais que comme des leurres assez grotesques destinés aux idiots ou aux impuissants qu'on regarde avec cette distance humoristique et inquiétante propre à celui qui sait qu'il n'y a rien à attendre des dieux.

L'âme adore nager. Pour nager on s'étend sur le ventre. L'âme se déboîte et s'en va. Elle s'en va en nageant. On parle souvent de voler. Ce n'est pas ça. C'est nager qu'elle fait. Et elle nage comme les serpents et les anguilles, jamais autrement. Quantité de personnes ont ainsi une âme qui adore nager. On les appelle vulgairement des paresseux. Quand l'âme quitte le corps par le ventre pour nager, il se produit une telle libération de je ne sais quoi, c'est un abandon, une jouissance, un relâchement si intime. Ce qui est beau dans L'Anguille, c'est la tension ironique et poétique dont est chargé le parcours sinueux de Takuro et, en dernière instance, le doute qui subsiste à la fin, un peu comme dans un film de Buñuel, quant à sa capacité à faire face aux conséquences de sa décision. Est-il définitivement débarrassé de ses démons ? Est-il redevenu un homme ? La décision n'est-elle pas un déguisement ultime de sa folie propre ? Rien ne peut le dire avec certitude et c'est ce doute même qui fait précisément de ce pari un véritable choix éthique, car rien d'autre n'est sûr que le choix lui-même et surtout pas son contenu.

La chair de l'anguille est visqueuse et fort nourrissante ; celles de la mer sont les meilleures. On s'imagine bien qu'en dépit de ce tracé faussement linéaire, L'Anguille n'a rien de la rigidité d'un film à thèse. On dira même que c'est avant tout un film qui a du charme. Le charme très particulier de ces oeuvres tardives débarrassées de toute prétention à plaire ou à déplaire, profondément indifférentes à l'ostentation formelle. Tout juste préoccupées de scénographies, de lignes, de gestes, de directions non psychologiques. Certains reprocheront sans doute à L'Anguille son manque de splendeur formelle apparente et son caractère désinvolte et domestique qui ne rechigne pas devant la trivialité. L'anguille se pêche ou aux hameçons dormants, ou à l'épinette, ou à la fouine, ou à la nasse. Mais c'est précisément ce qui fait le charme un peu intemporel (d'aucuns diraient vieillot) de ces petites maisons, de cette rivière, de ces personnages sagement fous. L'installation d'un monde avec ses propres lois, sorte de village un peu abstrait, petit théâtre épuré et pourtant truculent des passions humaines. A l'image de sa musique, L'Anguille se construit par grappes de scènes qui sont autant de ritournelles stravinskiennes, un peu grinçantes, souvent bouffonnes, toujours drôles même dans les moments de basculement. Le comique ne naît pas ici d'une volonté un peu laborieuse de faire rire mais il provient du génie propre des scènes elles-mêmes, de leur caractère rigoureusement imprévisible et de leur tonalité inqualifiable, jamais explicitement dévolues à l'humour.

— Ce pâté d'anguilles est remarquable, dit Chick. Qui t'a donné l'idée de le faire ?
— C'est Nicolas qui en a eu l'idée, dit Colin. Il y a une anguille — il y avait, plutôt — qui venait tous les jours dans son lavabo par la conduite d'eau froide.
— C'est curieux, dit Chick. Pourquoi ça ?
— Elle passait la tête et vidait le tube de pâte dentifrice en appuyant dessus avec ses dents. Nicolas ne se sert que de pâte américaine à l'ananas et ça a dû la tenter.
— Comment l'a-t-il prise ? demanda Chick.
— Il a mis un ananas entier à la place du tube. Quand elle avalait la pâte, elle pouvait déglutir et rentrer sa tête ensuite, mais, avec l'ananas, ça n'a pas marché, et plus elle tirait, plus ses dents entraient dans l'ananas.

En définitive, ce qui rend le dernier film d'Imamura tout à la fois drôle, intriguant et finalement très attachant, c'est cette contradiction entre le maximum de contraintes dans lequel se meuvent les personnages et la liberté qu'ils acquièrent à l'intérieur de chaque plan. En d'autres termes, la collision entre l'ordre et le désordre, le télescopage entre la raison et la déraison, le mariage de la maîtrise et du lâchez-tout...