JEAN-LUC GODARD OU LE DÉSORDRE EXPOSÉ dépasse la question du portrait et nous propose une immersion dans la création, sans concession, sous toutes ses formes ; ou comment une oeuvre se meut au fil du temps... Pour finalement en piéger l'auteur. Un documentaire passionnant, en présence des réalisateurs (et sous réserve d'un membre de l'équipe), suivi d'une discussion.
Durée : 65 minutes.
Couleur, Noir et Blanc.
Pays : France, Suisse.
Année : 2012.
Avec : André Sylvain Labarthe.
Rapide synopsis : Paris, printemps 2012. André S. Labarthe part à la recherche d'une position achevée depuis six ans, « Voyage(s) en utopie », une installation réalisée par Jean-Luc Godard au Centre Pompidou en 2006. Comme dans un rêve, une nouvelle visite commence. Films, images d'archives, entretiens avec Jean-Luc Godard ressurgissent et proposent une nouvelle lecture de l'œuvre du cinéaste.
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Et pour résumer :
en salle Dussane, au 45 rue d'Ulm
pour voir et revoir
Le Désordre exposé
de Olivier Bohler et Céline Gailleurd
Proposition d'analyse
LE CINÉMA OU LE MUSÉE IMAGINAIRE
Été 2006. Comme par un mauvais coup de guillotine dans Masculin – Féminin, le visage de Jean-Luc Godard tombe mollement de la façade du centre Georges Pompidou. « Adieu, Godard ! » s’exclame l’un des hommes en charge du décrochage. Une tête disparaît, et avec elle, une exposition qui a beaucoup fait parler d’elle : « Voyage(s) en utopie, JLG, 1946-2006, à la recherche d’un théorème perdu ». Six printemps plus tard, André Sylvain Labarthe, fabuleux co-créateur de la collection Cinéastes de notre temps, retourne au terminal Pompidou. Cigare au bec et chapeau sur tête, il demande à embarquer expressément en Utopie. Dans le hall, un douanier de circonstance lui répond, ahuri, qu’il y a bien longtemps que l’exposition est finie. Hétérotopie rayée de la carte, l’œuvre de JLG n’est plus accessible à pieds. Reste la matière des images, des captures fantômes à l’heure où elles étaient emmurées et des souvenirs teintés d’imaginaire. Restent quelques mots, lesquels se plient majoritairement à la forme interrogative.
Dès lors, le film de Céline Gailleurd et d’Olivier Bohler n’apparaît pas comme une visite guidée dans une contrée disparue mais comme la proposition d’un champ déambulatoire : Godard ou l’œuvre à l’œuvre, plutôt que le portrait d’un homme qui se cache derrière les images. La démarche du duo de réalisateurs rentre en écho avec celle (théorique) proposée par Barbara Le Maître et Jennifer Verraes en préambule de leur ouvrage Cinéma muséum : « concevoir le cinéma comme puissance muséale aussi bien que réflexion sur le musée, et non simple objet muséalisé ; en retour, concevoir le musée comme série d’opérations à l’œuvre dans le cinéma et non simple cadre architectural. » Dans Jean-Luc Godard ou le désordre exposé, le musée se mue en lieu-occasion pour extirper les images de leur défilement dans l’obscurité et mettre en lumière leur capacité à générer des rapports avec d’autres.
TOUT SUPPORT EST SUPPORT À MONTAGE
Dominique Païni présentait Voyage(s) en utopie comme « éléments d’un collage aux multiples associations possibles ». La véritable exposition utopique de Jean-Luc Godard, celle que lui a « refusé » le centre Georges Pompidou, se nommait : « collage(s) de France, archéologie du cinéma d’après JLG ». Subsistent néanmoins un titre et un mot qui lui « collent à la peau ». C’est dans le creux de cet espace (qui ne nous sera jamais pas donné à voir) que Céline Gailleurd et Olivier Bohler construisent leur film. Le montage/collage (et vice-versa) est non seulement au cœur du documentaire, mais il est le moteur même de sa construction.
Il y a autant de « signes » dans le voyage construit par Jean-Luc Godard que dans la déambulation proposée par Céline Gailleurd et Olivier Bohler. Autant dire que les murs du centre Georges Pompidou font office de banc de montage. L’heure est à l’hétérogénéité, au foisonnement visuel ; nulle hiérarchie entre archives, reproductions d’œuvres d’art, facéties au présent d’André Sylvain Labarthe, prises de vue de l’exposition, écrits, extraits de films… La mise à nu de Jean-Luc Godard s’effectue par un jeu de superpositions. Fondus, surimpressions, simultanéité des images, enchaînements, chevauchements : les procédés dont le cinéaste a usé, abusé, se retournent « vers » lui. Dans son texte Le cinéma en visite ; le motif de la visite guidée au cinéma, Mathias Lavin relève que le principe de montage est l’affaire des cinéastes soucieux du caractère réflexif de leur pratique. Ainsi, l’absence de Jean-Luc Godard comme parti prenant du film n’empêche pas que l’on ne voie que lui. Chaque image, choisie pour l’exposition et pour le film, est un reflet détourné, le contenant d’une obsession. La mise en relation des images est l’occasion de faire jaillir les contradiction de l’homme (pensons à ce « sur-collage » d’une toile de Matisse sur… elle-même ). Dès lors, le raccord n’est pas envisagé comme une béance mais l’infime espace d’éclat de la tectonique des plans.
Car, comme le souligne Jennifer Verraes , au fil de ces Voyage(s) en utopie, « entre les œuvres régnait la plus grande cacophonie ». Si les associations que Jean-Luc Godard nous donne à considérer ne nous parviendront jamais telles qu’elles ont éclos dans son esprit, cela n’empêche qu’elles rendent au spectateur-visiteur sa propre imagination du « voir ». Une minute mythique de Bande à part (1965) était l’occasion de battre le record temporel de visite du Louvre ; Voyage(s) en utopie apparaît comme record spatial au sein de Pompidou, la préméditation des rapports entre objets étant génératrice de nouveaux espaces, d’espaces « autres ».
Le déploiement des images dans l’espace du musée, « de la 3D à l’état pur » donc, est relayée dans le film de Céline Gailleurd et Olivier Bohler par la création d’un espace médian, quelque part entre la salle obscure et la salle d’exposition, un lieu obscur où disparaissent les murs, où André Sylvain Labarthe erre, slalomant entre les répliques d’objets évoquant l’univers de JLG, certains en double, comme il en est de Jeune fille la blouse roumaine de Henri Matisse.
Et c’est quand elle est démantelée que l’exposition nous est finalement vraiment donnée à voir, comme si notre regard avait été préparé à cet ultime « geste ». Le film s’achève au centre Georges Pompidou, au moment où l’on enlève la réplique de ladite toile de Matisse, en silence. Un décrochage vaut bien un démontage, lequel n’est toujours qu’une forme de montage. Mur nu ou ultime fondu au blanc ; à l’initial « Adieu Godard ! » semble répondre un « Adieu au langage », titre du prochain film de Jean-Luc Godard, tourné en 3D. Aura-t-il assez des murs d’un musée pour projeter ses images ?
Claire.
SECONDE PROJECTION : MASCULIN FÉMININ de Jean-Luc Godard
[Carton de Masculin Féminin]
Quand nous avons demandé aux réalisateurs Céline Gailleurd et Olivier Bohler de choisir un film de Jean-Luc Godard pour une post-séance de leur documentaire Jean-Luc Godard ou le désordre exposé, ils nous ont immédiatement répondu Masculin Féminin… en nous invitant à déceler nous-même les relations possibles entre les deux films. Une invitation au montage, donc, une réminiscence du duo « montrer et monter », pour reprendre les termes de JLG au sujet de Henri Langlois.
Première hypothèse : il y a dans le duo de réalisation Olivier Bohler – Céline Gailleurd une part de masculin, une part de féminin.
Deuxième hypothèse : Les jeunes gens du film de JLG, jeunes gens de leur temps, iraient bien vivre en Utopie. Ils traversent probablement les huit salles attitrées de l’exposition (le mythe, l’humanité, la caméra, les films, l’inconscient, les salauds, le réel, …).
Troisième hypothèse : Les coups de feu à chaque panneau, les happenings en pleine rue… Oui, décidément, avec ce film, JLG « égratigne le mode de vie présent » ; ce qui n’est pas sans rappeler les visiteurs interloqués de Voyage(s) en utopie.
Quatrième hypothèse : Dans un cas comme dans l’autre, « il ne s’agit pas d’un portrait, il s’agit tout au plus de ‘notes de voyage’, de collages (puisque le mot a fait fortune) à propos d’une enquête. »
Cinquième hypothèse : Parce que le plaisir du visionnage de l’un se combine volontiers avec le plaisir du visionnage de l’autre.
Sixième hypothèse : Fermez les yeux et vous verrez bien…
Texte dit par Paul, inspiré par Les Choses de Georges Pérec.
Claire.
Masculin Féminin, le synopsis
Masculin Féminin révèle l’homme d’écrit, l’homme-mot qu’est Godard. A l’origine, il y a deux nouvelles de Maupassant : Le Signe, dont le faux-film suédois est une rémanence, et La Femme de Paul, dont la relation trouble entre Elisabeth et Madeleine s’inspire.
Le producteur réclamait Sade, qui subsiste dans la seule réplique de Catherine : « Vous avez entendu parler du marquis de Sade ? ». Le travail préparatoire est davantage un canevas de base sur lequel Godard improvise ensuite. En creux de l’intrigue apparaît comme un « journal de tournage » : les séquences avec « Mlle 19 ans », Françoise Hardy, Yves Alonso (le poignard dans le ventre), ou dans la cabine d’enregistrement « Dites-le avec un disque » résultent des « rencontres » imprévues faites sur le tournage.
C’est au montage des cartons que le caractère « écrit » du film revient. Dans M/F, le générique n’est pas une légende encadrante, il est lui-même énoncé, œuvre et discours : « Argos sven montrent avec de l’ombre et de la lumière l’un des 121 films parlants français dont on ne fait que 3 ou 4. ». Le carton est un geste artistique en soi. De plus, le titre fragmentaire (« Ma » « Scu » « Lin » « Féminin » « 15 faits précis ») annonce ce dialogue : « Dans le mot masculin, il y a masque et cul – Et dans féminin ? – Ya rien », ce à quoi répond le générique : « Féminin – F in ». M/F est donc un « film-mot » : une exploration à l’intérieur de 2 mots. Les chapitres forment une phrase (« La pureté n’est pas » « de ce monde » « 7 » « Mais » « 8 » « tous les dix ans il y a sa lueur, son éclair »). Il y a une écriture cinématographique de M/F, dont Godard amplifie la fragmentation dans la Bande Annonce : « Un » « un » « un film de Jean » « Luc » « Godard » « qui décrit 15 faits précis à propos de la jeunesse et du sexe de la France d’aujourd’hui », « Cul-Lin-Masc-Féminin bientôt sur cet écran » « bien sûr interdit au moins de 18 ans parce qu’il parle d’eux » !
Mais outre cette subversion des écrits traditionnels du cinéma (scénario, générique, cartons…), tout un intertexte de lectures infuse le film. B. Bardot lit les Prodiges de J. Vauthier. D’autres citations sont littérales, mais allusives. Ainsi, la scène de meurtre dans le métro rejoue le Métro Fantôme de l’afro-américain LeRoy Jones. Un carton cite Lucrèce de Giraudoux (« La pureté n’est pas de ce monde »), et Madeleine déclame Saint-John Perse (« Amour, amour, au cœur de l’homme, solitude… »). On trouve aussi des clins d’œil cinéphiles : Paul dit, tel Carette dans la Règle du Jeu : « Quoi, moi j’ai pas de vieille mère ? » ; Madeleine mentionne Pierrot le fou dont le tournage s’achève à peine ; le faux-film suédois parodie le Silence de Bergman.
Les Choses, de G. Pérec (prix Renaudot 1965), semble déterminant, même si Godard ne le revendique pas. Jean-Pierre Léaud cite en off, transposé au « nous », la fin du ch.4 : « On allait souvent au cinéma. L’écran s’éclairait et on frémissait. [...] Ce n’était pas le film dont nous avions rêvé. Ce n’était pas ce film total que chacun parmi nous portait en soi, ce film qu’on aurait voulu faire, ou, plus secrètement sans doute, que nous aurions voulu vivre ». Puis Paul, comme chez Pérec, entre dans un institut de sondage et y pose les mêmes questions que dans Les Choses. M/F semble donc, après Les Choses, une « histoire des années 60 ».
Et puis il y a tous ces mots du « contexte », ces inscriptions racoleuses : « Tide », « Locomotive », « photo 3 poses 1f »... Paul essaie de les imiter, ces slogans publicitaires, pour attirer Madeleine : « Imagine que c’est écrit comme ‘Ator, la cigarette de l’homme moderne’ ». Toute la rupture que veut illustrer Godard est là : Paul et Robert, eux, sont sensibles à l’écrit politique, aux affiches militantes. Le film est en effet tourné à la veille des élections de décembre 1965, où F. Mitterrand représente toute la gauche. Le militant lui aussi tâche de pirater le regard du passant : il peint « Paix au Vietnam » sur la voiture de l’ambassade des Etats-Unis, ou griffonne « A bas la République des lâches ».
Certains moments de pure spontanéité des dialogues sont dignes d’un documentaire sur la jeunesse : Godard interrogeait lui-même les acteurs et les laissait répondre à leur guise, comme un sociologue, puis le personnage-interlocuteur dans le film le doublait au montage.
Mais les personnages lisent aussi beaucoup, à voix haute : le journal (« Mais qui êtes-vous mister Bob Dylan ? »), un règlement cinématographique, le Misanthrope. L’écrit est si prégnant dans ce film et dans l’imagination de son auteur, qu’il est présent sous sa forme sonore (lu). Souvent, une voix off lit son journal intime, et révèle quelque chose de soi et de sa société autrement que par le direct. Et quand les personnages ne s’écrivent pas, ils sont écrits : la machine à écrire de la fin enregistre l’image, et sanctionne la mort de Paul, qu’on n’a pas vue – comme une caméra. Restent les cartons – les plus frappants – par lesquels Godard commente son film. Ainsi, « Ce film pourrait s’appeler / les enfants de Marx et de Coca-Cola / comprenne qui voudra » interprète politiquement la binarité du film : le féminin, c’est la société de consommation, les yéyés, et l’insensibilité de Madeleine, qui veut bien « baiser » avec Paul à condition qu’il ne soit pas « emmerdeur » ; le masculin, c’est le politique, la philosophie, le militantisme, l’écriture et le romantisme. Plus qu’une distinction misogyne (car « la française moyenne n’existe pas »), ce dualisme rassemble les différentes facettes de la jeunesse de 1965. Parfois cependant, les cartons ne se justifient que par leur beauté, leur phrasé. La juxtaposition cartons/images confère au film sa grâce poétique, comme lorsque Léaud se fige, musique, puis carton : « La pureté n’est pas de ce monde ».
Mais ce qui fait la poésie de Godard, c’est surtout son questionnement perpétuel sur le cinéma. Comme l’écrit Alain Bergala : « après un grand film flamboyant et romantique [Pierrot le fou] », M/F revient au cinéma le plus rudimentaire, le plus primordial, pour en interroger les limites : « Le philosophe et le cinéaste ont en commun une certaine manière d’être, une certaine vue du monde, qui est celle d’une génération » lit-on par exemple sur un carton. Le film est un commentaire constant de lui-même et de la société des années 1960.
L’entrelacs des mots et des images tout au long du film montrent donc avant tout que le film s’intègre à un seul et unique propos, celui de l’homme-Godard : homme-mot, cinéaste, artiste, poète, penseur, philosophe, sociologue, militant. Ainsi, Godard, en ne dissociant jamais image, écriture, art et discours, s’impose comme un auteur complet. Ecrire, pour Godard, c’est un mot générique pour faire acte qu’on fait œuvre. En dépassant la simple histoire, l’image-reine, le cinéma devient mode d’expression, mode d’écriture (dont la littérature n’est jamais qu’un autre mode) d’un penseur, d’un auteur, d’un artiste libre.
C’est pourquoi Edgar Morin parle de « la première réussite de ce cinéma-essai qui se cherche » : « Jusque-là on pensait que l’au-delà de la fiction était le documentaire, et que l’au-delà du documentaire était le film de fiction. Ici, avec M/F, nous sommes en même temps au-delà du réalisme de fiction et du cinéma-vérité documentaire ». Godard atteint l’au-delà du cinéma, jusque-là réservé à la littérature : l’essai, libre et beau, poétique et philosophique, analytique et descriptif, documentaire et fictionnel, personnel et universel. Avec M/F, Godard peut prétendre au statut de « grand penseur de son époque ».
MPB.