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4 mois, 3 semaines et 2 jours de Cristian Mungiu (mardi 13 novembre 2012)


Bande-annonce du film

À l'occasion de la sortie de son nouveau film, Au-delà des collines, le ciné-club célèbre le grand réalisateur roumain Cristian Mungiu en vous proposant ce mardi son chef-d'oeuvre : 4 mois, 3 semaines et 2 jours.

Le film nous emmène en 1987, en République populaire de Roumanie. Ottila et Gabita sont colocataires. Mais Gabita est enceinte d'un enfant dont elle ne veut pas, dans un pays où l'avortement est un crime. Les deux jeunes femmes vont traverser ensemble cette épreuve... Palme d'Or 2007.

Nous espérons vous voir nombreux pour ce film superbe, dont le propos et la radicalité formelle ne vous manqueront pas de vous toucher !

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Et pour résumer :

Rendez-vous le mardi 13 novembre, à 20h30
en salle Dussane, au 45 rue d'Ulm

pour voir et revoir
4 mois, 3 semaines et 2 jours
de Cristian Mungiu

Roumain. 2007. Couleurs. 113 minutes.
Titre original : 4 luni, 3 saptamani si 2 zile.
Réalisateur : Cristian Mungiu.
Avec : Anamaria Marinca (Otilia), Laura Vasiliu (Gabita), Vlad Ivanov (Monsieur Bébé), Alexandru Potocean (Adi).

Il est certains films qu'on voudrait toujours voir pour la première fois. Le chef d'oeuvre de Cristian Mungiu est de ceux-là : vision terrible ou d'horreur pour certain-e-s, thriller rusé qui compose des bouquets avec les nerfs des spectateurs, choc d'une mise en scène redoutablement calme et distanciée. À bien des égards, 4 mois, 3 semaines et 2 jours prend le spectateur aux tripes sans jamais le prendre au piège. Les épreuves physiques et sordides que traversent les personnages nouent les entrailles ; l'intolérable suspense du scénario prend à la gorge. Le film donne beaucoup à ressentir, à penser. Ceux et celles qui l'ont vu s'en souviennent longtemps après. Palme d'Or largement méritée en 2007, le film fait à peine 300 000 entrées en France. Nous espérons que cette séance de ciné-club permettra à certains de découvrir ce réalisateur roumain à l'occasion de la sortie de son dernier film, également primé à Cannes, Au-delà des collines.

Je ne m'étendrai pas longuement sur le synopsis de ce film. 4 mois, 3 semaines et 2 jours est, entre autres, un thriller, comme le suggère le titre qui multiplie d'emblée les fausses pistes : est-ce un compte à rebours ou un mystérieux décompte ? Bien que Mungiu se distingue souvent d'Hitchcock dans son utilisation du suspense, je m'en tiendrai au précepte des affiches de Psychose : « ne révélez pas la fin du film : nous n'en avons pas d'autres ! ». Le film nous emmène donc en Roumanie, plus précisément en République populaire roumaine, en 1987. Si la tension est sous-jacente dans les premiers plans, elle n'est pas explicitée immédiatement. Gabita et Otilia sont des amies, des étudiantes en sciences politiques. Enceinte, Gabita souhaite avorter dans un pays où cette pratique est interdite, donc clandestine. Elle demande à Otilia de l'accompagner dans cette épreuve.

Du communisme à la domination masculine

Dans 4 mois, 3 semaines et 2 jours, le communisme n'est présent qu'en tant que mention, élément historique. Mungiu ne donne pas dans un film critique, appuyé ou caricatural, sur les méfaits du communisme. En choisissant le point de vue d'Otilia, le système politique disparaît pour montrer une société de domination masculine, où la violence faite aux femmes est omniprésente, qui n'est pas — loin s'en faut — uniquement le fait des Républiques populaires... Violences faites à leurs corps, de l'avortement clandestin à la prostitution ; violences symboliques des discours prononcés par tous les personnages masculins, de l'immonde « faiseur d'anges » (« ce n'est pas moi qui suis allé batifoler ») au fiancé d'Otilia (« si tu étais enceinte, je t'épouserais »). L'intelligence du scénario se traduit également dans l'écriture des personnages, et tout particulièrement le couple d'amies formé par Otilia et Gabila. Cette dernière apparaît rapidement comme un personnage faible. Elle construit autour d'elle un tissu de mensonges, aggravant ainsi les événements et augmentant sans cesse la tension à l'écran. Surtout, dans une sorte de chantage affectif, elle soumet son amie à des épreuves terribles pour mieux s'y soustraire elle-même. Gabila, craintive à raison mais indigne de son « amitié » avec Otilia est un personnage rare dans l'histoire du cinéma, qui sert admirablement le film à tous points de vue. Mais elle peut également illustrer les effets d'une société de domination masculine sur les femmes, sur le lent processus de victimisation qu'elle leur impose. Précisons d'abord que le film ne cherche jamais à stigmatiser les femmes, à leur assigner une identité — ou, pis encore, une essence —, il ne déclare pas qu'elles sont des vicitmes par nature. Gabila est comme vaincue par la phallocratie ambiante, elle s'y soumet (consciemment ou inconsciemment) en se glissant dans un rôle de victime apeurée. Même Otilia, pleine de volonté, de dignité intérieure, de liberté d'esprit — que le spectateur devine toujours mais qu'elle n'exprime jamais face à ses interlocuteurs masculins — doit parfois plier, admettre une violation de son corps et de sa personne, entraînée sur cette voie par l'affection qu'elle porte à Gabila. Après la scène terrible des ablutions dans la salle de bain, Otilia est à son tour envahie par la lassitude, par l'injustice d'un combat à armes inégales et la vacuité de ses actes de résistance. D'une certaine façon, elle comprend — sans forcément pardonner — la faiblesse de Gabila, ses souffrances et le rôle qu'elle s'est donnée : à ma connaissance, elle ne lui fait jamais de reproches de vive voix. Otilia se décourage mais ne renonce jamais. C'est en cela que le film évite tous les clichés, sans jamais assigner à ces deux femmes une « essence » féminine, sans jamais glorifier la résistance d'une femme face à une domination masculine, sans jamais inciter non plus à la résignation.

Le silence d'Otilia

4 mois, 3 semaines et 2 jours n'est pas un film de nature à se laisser dompter par la critique ou le récit. Contrairement à mon (long) propos, les dialogues du film restent brefs, à la fois lourds de sens et ambigus. Qu'on pense par exemple à la scène insoutenable du repas, où toutes les paroles ne servent qu'à révéler l'hypocrisie, la duplicité et l'ignorance de la bourgeoisie de la société (roumaine, mais pas seulement). Chaque parole a son importance, chaque silence aussi. Si l'on craint souvent que l'analyse désenchante l'oeuvre et sa part de caché, ici l'étude du non-dit et du hors-champ révèle au contraire toute l'intelligence du scénario et de la mise en scène. Outre le silence d'Otilia et la colère sourde qu'elle masque, le hors-champ est un élement central de la mise en scène. Le choix du cadrage, souvent fixe, donne à voir l'orchestration des allers et venues des personnages (je fais appel, encore une fois, à la scène du repas de famille, à son activité festive, à la composition du repas comme une cène détournée) mais suggère aussi un monde plus vaste, en dehors du champ, souvent lieu de l'horreur ou de la douleur. Le hors-champ est ainsi une forme de traduction cinématographique, formelle de ce qui reste indicible : « n'en parlons plus jamais », dit Otilia. Indicible qui désigne évidemment l'impossibilité réelle des femmes à parler des violences qui leur sont faites. La série de questions, sans réponses, s'allonge progressivement et dépasse le seul problème de l'avortement : comment parler de l'avortement clandestin, de l'avortement, de la misère, de la lâcheté, etc. ? Et, enfin, la question « Que peut le cinéma ? » face à la multiplicité de ces indicibles.

« Filmer de manière franche »

Ce qui est indicible, Mungiu le tait mais le donne à voir. C'est là une des marques de sa « franchise », également de son humilité. Il n'est pas un réalisateur démiurge (Otilia devance le spectateur en devinant les intentions malsaines de Mr. Bebe) mais il cherche à restituer, exprimer les problèmes et les questions ; il affronte pleinement son propre film, de la première à la dernière scène. En faisant le choix de l'économie de moyens et de la rareté des plans (70 à peine pour 2 heures de film), le réalisateur décuple leur force à l'écran. D'où l'efficacité du film et de sa mise en scène, qui atteint parfois les limites du soutenable. Le fœtus apparaît à l'écran, fugitivement, pour ne pas se dérober à la matérialité sordide sans donner dans un voyeurisme obscène. Le suspense n'est pas négligé et joue sans cesse avec l'esprit du spectateur. Le script s'amuse à lancer des fausses pistes, s'attarde sur certains objets qui laissent deviner le pire et surprend toujours par son déroulement. L'audace radicale de Mungiu se manifeste brillamment dans la scène du repas de famille (encore !), insoutenable dans son atroce longueur. Le spectateur souffre avec Otilia et ne souhaite qu'une chose : revenir dans la petite chambre d'hôtel, claustrophobe, pour savoir ce qu'il advient de Gabila. En choisissant de ne jamais sortir du point de vue d'Otilia, tout pathos est exlu. En revanche, si certaines scènes créent régulièrement un regard distancié sur les personnages par le cadrage, d'autres font partager sans conteste le calvaire d'Otilia. C'est sur ce balancement entre le proche et le lointain que se fonde l'équilibre du film. La scène finale, dans l'obscurité et la nuit, rendent l'émotion et la tension viscérales, presque palpables. Mais Mungiu a le bon goût et l'intelligence de ne pas se satisfaire d'une victoire par K.O. sur son spectateur. La discussion entre Otilia et Gabila clôture le film, ouvrant à nouveau au spectateur une nouvelle voie à la réflexion et au jugement. C'est ainsi que 4 mois, 3 semaines et 2 jours reste comme un film mémorable, qui lie étroitement absence et présence, pensée et sensation, réel et mise en scène.

Gabriel