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L'Argent de la Vieille, de Luigi Comencini (jeudi 10 mai 2012)





Bande annonce de L'Argent de la Vieille, de Luigi Comencini


Pour achever ce cycle Vieilles et Coriaces et avant que votre ciné-club préféré ne se mettent en pause, le temps d'aller faire un tour sur la croisette, un film italien de 1972 de Luigi Comencini : L'Argent de la Vieille


Une vieille milliardaire américaine, passionnée de jeux de cartes, défie un couple de chiffonniers.


Et pour résumer:



Rendez-vous le jeudi 10 mai, à 20h30
en salle Dussane, au 45 rue d'Ulm
pour
L'Argent de la Vieille
de Luigi Comencini




La vieille et les clochards
A Rome, les banlieues sont divisées en deux types d'habitations : les baraquements précaires
des borgate dans lesquels se sont constitués des micro-sociétés de va-nu-pieds jouxtent les somptueuses villas de milliardaires en vacances. Mais alors que les premières poussent comme des excroissances, s'entassent dans la poussière et la fange de la capitale italienne, les secondes surplombent la ville en exhibant ostensiblement un luxe tapageur. L'argent de la vieille raconte la rencontre de deux couples issus de ces deux lieux : les gens d'en bas et leurs homologues de la haute dont les trajectoires sont si disparates qu'elles semblaient a priori destinées à ne jamais se croiser. C'est compter sans la passion dévorante de la vieille américaine pour les cartes, et plus particulièrement pour un jeu appelé "scopone scientifico". Depuis huit ans, les habitants des borgate attendent la venue de la vieille dans l'espoir que celle-ci lâche quelques uns de ses précieux millions et qu'un peu de cet argent indécemment proche et jalousement tenu sous clef finisse par profiter à qui en a réellement besoin.



Affreux, sales et gentils ; Vieux, riches et méchants
Les enjeux sont pourtant clairement posés dès le début : la vieille est partout. Son arrivée printanière est saluée comme la possibilité d'un renouveau, promesse d'une régénaration future : l'hirondelle américaine fait le printemps, la pluie et le beau temps de la périphérie romaine. L'agitation qu'elle provoque se transmet de proche en proche grâce à un vieux transistor : sa voix s'insinue dans les hauts lieux de cette sous-société de la marge qui ressemble bien plus à un village de campagne qu'à un bidonville de capitale. D'abord désincarnée, la voix affable au doux accent américain n'émane pas de la voiture où l'interviewe une jeune journaliste enthousiaste mais passe insensiblement d'un lieu à l'autre : la caméra, docile, suit le parcours qu'elle décrit en effectuant un ample mouvement de contre-plongée sur le ciel, avant de revenir, en plongée, sur les borgate miséreuses qui ceinturent la villa luxueuse. Les deux espaces partagent, semble-t-il, le même soleil. La vieille exerce un contrôle d'autant plus absolu qu'elle est absente : la tyrannie qui ne dit pas son nom s'affirme derrière une voix douceureuse, l'autorité perce insensiblement sous l'innocence de la vieille dame grabataire. Sous le miel, le fiel : l'hirondelle printanière n'est peut-être bien qu'un oiseau de mauvais augure. Arrivée par les airs, elle s'en retournera par les airs, allant tourmenter quelques autres joueurs malchanceux en vautour pugnace qui ne fond sur sa proie qu'après lui avoir fait miroiter monts et merveilles. Car la harpie appâte, tapie derrière les verres fumés de ses lunettes et les vitrines d'un monde dont le faste, à portée de main, reste inatteignable. L'aéroport qui accueille la vieille oiselle autour de laquelle s'agite une nuée de courtisans adulateurs, monde vitré, cloisonné, joue comme métaphore de ces reflets trompeurs avec lesquels s'amusent les puissants pour affermir leur pouvoir sur les humbles, les humiliés et les offensés.
Forte de ces fausses transparences, la vieille affermit son pouvoir de bien d'autres façons : ce sont d'abord les dynamiques verticales qui sont mises à contribution. Quand le haut rencontre le bas, l'issue est, encore une fois, certaine. La journaliste se trompe grossièrement lorsqu'elle parle des manières "démocratiques" de la vecchia signora : ce n'est pas cette dernière qui se penche du haut de son fauteuil roulant, compatissante, vers les miséreux pour mieux les toiser. C'est au contraire, dans le retournement carnavalesque des rapports sociaux que la vieille femme entend se repaître du malheur d'autrui : elle laisse les pauvres gens s'approcher au plus près de la flamme miraculeuse. Elle ne s'abaisse pas, mais élève vers les cieux de la société moderne et capitaliste, attire dans les rets de la fausse égalité les représentant de cette sous-humanité des bas-fond. Peppino et Antonia se déguisent -mobilisant tous leurs contacts et les ressources des baraques, afin de se préparer à l'ascension du Montparnasse. Le sommet de la colline où brillent d'un éclat trompeur richesse et immortalité est gravi, de façon dérisoire, par le pauvre fourgon crachotant de Peppino qui porte l'indication "compro tutto, ripulisco cantine" (j'achète tout, je nettoie vos caves) ; la mascarade et l'illusoire de cette soudaine promotion sociale ne trompe personne sinon les illusionnés eux-même. Passer des caves crasseuses aux dorures de la somptueuse villa n'est pas absolument impossible, après tout, pourquoi pas ? Le couple de cendrillons ne sait pas lire correctement les signes qui, pourtant, ne manquent pas. Ils entreprennent l'ascension, complètement impréparés, dans la hâte et la fureur qui caractérisent la vie des borgate.
Les deux espaces sont hermétiquement clos : le grillage derrière lequel s'amassent les visages attentifs et tendus pendant les parties de carte fait figure de frontière entre les deux mondes. Là encore, c'est par le son que s'établit le lien entre ces deux espaces incommensurables : pour que son triomphe soit total, il faut à la vieille un moyen qui lui permette de le rendre public, entendu de tous. D'abord le poste de radio, puis le téléphone affirment son hégémonie : les habitants des borgate suivent attentivement et commentent abondamment chacun de ses faits et gestes. Arrivée, départ, états de fatigue ou de santé deviennent de véritables événements pour la communauté borgatare, en ébullition à chaque fois que retentit la sonnerie du téléphone. A ce relevé, il ne faut pas oublier la télévision qui là encore établit une symétrie inversée entre l'espace du haut et l'espace du bas. Alors que dans les borgate, le western qui passe sur le petit écran est interrompu par les leçons sur le "scopone scientifico", c'est à l'inverse le jeu de cartes que l'on interrompt dans les hautes sphères pour regarder le cours de la bourse à la télévision. Dans les deux cas, les esprits se concentrent, l'objectif final étant le gain que l'on peut en retirer. Dans le premier cas cependant, les efforts déployés sont vains ; dans le second, on gagne des sommes astronomiques sans efforts.

Tel est pris qui croyait prendre
Patiemment, la vieille tisse sa toile, elle enserre bientôt dans ses fils les deux romains, proies d'autant plus faciles qu'elles pensent être les prédatrices. Mais l'opposition entre les deux couples ne se fige pas dans le dispositif systématique ressortissant de la veine comique. La subtilité de Comencini consiste à exposer des paires dépareillées dans ce jeu à quatre termes. Antonia et Peppino ne sont pas seuls à s'être laissés prendre au piège. Le chauffeur/partenaire/factotum a lui aussi cédé aux charmes de la sorcière, et lui demeure attaché dans une servitude volontaire plus monstrueuse encore que l'allégeance servile du couple des miséreux. Cette relation n'est pas sans rappeler celle qui unit l'ancienne star décrépie et Eric Von Stroheim dans Sunset boulevard de Billy Wilder : comme Gloria Swanson, Bette Davies se reconvertit à partir des années '60 dans des rôles de star vieillissantes. Le pacte diabolique qui assujetti Joseph Cotten à Bette Davies, n'est cependant pas de la même nature : la vieille femme capricieuse n'est pas sur le déclin, elle est au contraire au sommet de sa force. Son emprise est d'autant plus grande qu'elle maîtrise toutes les ficelles de ce monde : seule capable de tirer son épingle du jeu -au détriment des autres- car seule à faire preuve de pragmatisme et à ne pas laisser transparaître ses émotions (ses maladies à répétition, indicateurs de faiblesse, sont évidemment des travestissements pour mieux tromper l'ennemi). Le film se fait donc métaphore de la domination : les parties de cartes tournées comme des westerns spaghetti en sont l'exemplification (le couple aurait sans doute tiré plus d'enseignements du western que des leçons pontifiantes du professeurs). Les borgate envoient leurs champions, dans l'espoir d'une victoire contre l'hydre des puissants. Mais cette fable sociale ne dénonce pas l'un des partis pour valoriser l'autre. Face à la pieuvre capitaliste qui écrase les démunis pour mieux s'agrandir, les miséreux ne luttent pas unis, ne font pas de la solidarté un contre-pouvoir. Bien au contraire, égoïstement, ils restent attachés aux calculs individualistes d'une société bourgeoise qui pourtant les rejette.
La véritable opposition se trouve chez ceux qui sont dépourvus d'illusions et ne se laissent pas étourdir par les promesses de fausse richesses. Ces non-dupes qui savent préserver leur liberté sont, comme bien souvent chez Comencini, les enfants. La véritable ennemie de la vieille, Esmeralda, la jeune fille boiteuse, comprend qu'extorquer n'est pas gagner. Comme la vieille, qui fait mine de donner pour mieux reprendre ensuite, Esmeralda ne cherche pas à s'approprier le bien d'autrui : elle retire en prenant, gratuitement, et ce faisant, trouve la solution radicale. Le cadeau empoisonné, stratégie adoptée par la vieille tout au long de ces années se retourne in fine contre elle-même, sous la forme plus concrète du gâteau à la mort au rat qui l'accompagnera lors de son dernier voyage. L'enfant a su comprendre la règle du jeu mieux que les adultes : la vieille increvable finira par crever.
Morale de l'apologue : la véritable bataille ne se joue pas là où on l'attendait -son dénouement n'aura lieu, en effet que dans le hors-champ. Sublime et humble victoire de celui qui triomphe masqué : l'enfant, silencieusement, trouve dans le même mouvement un remède à l'aveuglement de ses parents et un palliatif aux iniquités de la société.

Mélodie