Bande annonce de L'Argent de la Vieille, de Luigi Comencini
Pour achever ce cycle Vieilles et Coriaces et avant que votre ciné-club préféré ne se mettent en pause, le temps d'aller faire un tour sur la croisette, un film italien de 1972 de Luigi Comencini : L'Argent de la Vieille
Une vieille milliardaire américaine, passionnée de jeux de cartes, défie un couple de chiffonniers.
Et pour résumer:
Rendez-vous le jeudi 10 mai, à 20h30
en salle Dussane, au 45 rue d'Ulm
pour
L'Argent de la Vieille
de Luigi Comencini
La
vieille et les clochards
A Rome, les banlieues
sont divisées en deux types d'habitations : les baraquements
précaires
des borgate dans
lesquels se sont constitués des micro-sociétés de va-nu-pieds
jouxtent les somptueuses villas de milliardaires en vacances. Mais
alors que les premières poussent comme des excroissances,
s'entassent dans la poussière et la fange de la capitale italienne,
les secondes surplombent la ville en exhibant ostensiblement un luxe
tapageur. L'argent de la vieille raconte la rencontre de deux
couples issus de ces deux lieux : les gens d'en bas et leurs
homologues de la haute dont
les trajectoires sont si disparates qu'elles semblaient a priori
destinées à ne jamais se croiser. C'est compter sans la passion
dévorante de la vieille américaine pour les cartes, et plus
particulièrement pour un jeu appelé "scopone scientifico".
Depuis huit ans, les habitants des borgate attendent la venue de la
vieille dans l'espoir que celle-ci lâche quelques uns de ses
précieux millions et qu'un peu de cet argent indécemment proche et
jalousement tenu sous clef finisse par profiter à qui en a
réellement besoin.
Affreux,
sales et gentils ; Vieux, riches et méchants
Les
enjeux sont pourtant clairement posés dès le début : la vieille
est partout. Son arrivée printanière est saluée comme la
possibilité d'un renouveau, promesse d'une régénaration future :
l'hirondelle américaine fait le printemps, la pluie et le beau temps
de la périphérie romaine. L'agitation qu'elle provoque se transmet
de proche en proche grâce à un vieux transistor : sa voix s'insinue
dans les hauts lieux de cette sous-société de la marge qui
ressemble bien plus à un village de campagne qu'à un bidonville de
capitale. D'abord désincarnée, la voix affable au doux accent
américain n'émane pas de la voiture où l'interviewe une jeune
journaliste enthousiaste mais passe insensiblement d'un lieu à
l'autre : la caméra, docile, suit le parcours qu'elle décrit en
effectuant un ample mouvement de contre-plongée sur le ciel, avant
de revenir, en plongée, sur les borgate miséreuses qui ceinturent
la villa luxueuse. Les deux espaces partagent, semble-t-il, le même
soleil. La vieille exerce un contrôle d'autant plus absolu qu'elle
est absente : la tyrannie qui ne dit pas son nom s'affirme derrière
une voix douceureuse, l'autorité perce insensiblement sous
l'innocence de la vieille dame grabataire. Sous le miel, le fiel :
l'hirondelle printanière n'est peut-être bien qu'un oiseau de
mauvais augure. Arrivée par les airs, elle s'en retournera par les
airs, allant tourmenter quelques autres joueurs malchanceux en
vautour pugnace qui ne fond sur sa proie qu'après lui avoir fait
miroiter monts et merveilles. Car la harpie appâte, tapie derrière
les verres fumés de ses lunettes et les vitrines d'un monde dont le
faste, à portée de main, reste inatteignable. L'aéroport qui
accueille la vieille oiselle autour de laquelle s'agite une nuée de
courtisans adulateurs, monde vitré, cloisonné, joue comme métaphore
de ces reflets trompeurs avec lesquels s'amusent les puissants pour
affermir leur pouvoir sur les humbles, les humiliés et les offensés.
Forte
de ces fausses transparences, la vieille affermit son pouvoir de bien
d'autres façons : ce sont d'abord les dynamiques verticales qui sont
mises à contribution. Quand le haut rencontre le bas, l'issue est,
encore une fois, certaine. La journaliste se trompe grossièrement
lorsqu'elle parle des manières "démocratiques" de la
vecchia signora : ce
n'est pas cette dernière qui se penche du haut de son fauteuil
roulant, compatissante, vers les miséreux pour mieux les toiser.
C'est au contraire, dans le retournement carnavalesque des rapports
sociaux que la vieille femme entend se repaître du malheur d'autrui
: elle laisse les pauvres gens s'approcher au plus près de la flamme
miraculeuse. Elle ne s'abaisse pas, mais élève vers les cieux de la
société moderne et capitaliste, attire dans les rets de la fausse
égalité les représentant de cette sous-humanité des bas-fond.
Peppino et Antonia se déguisent -mobilisant tous leurs contacts et
les ressources des baraques, afin de se préparer à l'ascension du
Montparnasse. Le sommet de la colline où brillent d'un éclat
trompeur richesse et immortalité est gravi, de façon dérisoire,
par le pauvre fourgon crachotant de Peppino qui porte l'indication
"compro tutto, ripulisco cantine" (j'achète tout, je
nettoie vos caves) ; la mascarade et l'illusoire de cette soudaine
promotion sociale ne trompe personne sinon les illusionnés eux-même.
Passer des caves crasseuses aux dorures de la somptueuse villa n'est
pas absolument impossible, après tout, pourquoi pas ? Le couple de
cendrillons ne sait pas lire correctement les signes qui, pourtant,
ne manquent pas. Ils entreprennent l'ascension, complètement
impréparés, dans la hâte et la fureur qui caractérisent la vie
des borgate.
Les
deux espaces sont hermétiquement clos : le grillage derrière lequel
s'amassent les visages attentifs et tendus pendant les parties de
carte fait figure de frontière entre les deux mondes. Là encore,
c'est par le son que s'établit le lien entre ces deux espaces
incommensurables : pour que son triomphe soit total, il faut à la
vieille un moyen qui lui permette de le rendre public, entendu de
tous. D'abord le poste de radio, puis le téléphone affirment son
hégémonie : les habitants des borgate suivent attentivement
et commentent abondamment chacun de ses faits et gestes. Arrivée,
départ, états de fatigue ou de santé deviennent de véritables
événements pour la communauté borgatare, en ébullition à chaque
fois que retentit la sonnerie du téléphone. A ce relevé, il ne
faut pas oublier la télévision qui là encore établit une symétrie
inversée entre l'espace du haut et l'espace du bas. Alors que dans
les borgate, le western qui passe sur le petit écran est
interrompu par les leçons sur le "scopone scientifico",
c'est à l'inverse le jeu de cartes que l'on interrompt dans les
hautes sphères pour regarder le cours de la bourse à la télévision.
Dans les deux cas, les esprits se concentrent, l'objectif final étant
le gain que l'on peut en retirer. Dans le premier cas cependant, les
efforts déployés sont vains ; dans le second, on gagne des sommes
astronomiques sans efforts.
Tel
est pris qui croyait prendre
Patiemment,
la vieille tisse sa toile, elle enserre bientôt dans ses fils les
deux romains, proies d'autant plus faciles qu'elles pensent être les
prédatrices. Mais l'opposition entre les deux couples ne se fige pas
dans le dispositif systématique ressortissant de la veine comique.
La subtilité de Comencini consiste à exposer des paires
dépareillées dans ce jeu à quatre termes. Antonia et Peppino ne
sont pas seuls à s'être laissés prendre au piège. Le
chauffeur/partenaire/factotum a lui aussi cédé aux charmes de la
sorcière, et lui demeure attaché dans une servitude volontaire
plus monstrueuse encore que l'allégeance servile du couple des
miséreux. Cette relation n'est pas sans rappeler celle qui unit
l'ancienne star décrépie et Eric Von Stroheim dans Sunset
boulevard de Billy Wilder : comme Gloria Swanson, Bette Davies se
reconvertit à partir des années '60 dans des rôles de star
vieillissantes. Le pacte diabolique qui assujetti Joseph Cotten à
Bette Davies, n'est cependant pas de la même nature : la vieille
femme capricieuse n'est pas sur le déclin, elle est au contraire au
sommet de sa force. Son emprise est d'autant plus grande qu'elle
maîtrise toutes les ficelles de ce monde : seule capable de tirer
son épingle du jeu -au détriment des autres- car seule à faire
preuve de pragmatisme et à ne pas laisser transparaître ses
émotions (ses maladies à répétition, indicateurs de faiblesse,
sont évidemment des travestissements pour mieux tromper l'ennemi).
Le film se fait donc métaphore de la domination : les parties de
cartes tournées comme des westerns spaghetti en sont
l'exemplification (le couple aurait sans doute tiré plus
d'enseignements du western que des leçons pontifiantes du
professeurs). Les borgate envoient leurs champions, dans
l'espoir d'une victoire contre l'hydre des puissants. Mais cette
fable sociale ne dénonce pas l'un des partis pour valoriser l'autre.
Face à la pieuvre capitaliste qui écrase les démunis pour mieux
s'agrandir, les miséreux ne luttent pas unis, ne font pas de la
solidarté un contre-pouvoir. Bien au contraire, égoïstement, ils
restent attachés aux calculs individualistes d'une société
bourgeoise qui pourtant les rejette.
La
véritable opposition se trouve chez ceux qui sont dépourvus
d'illusions et ne se laissent pas étourdir par les promesses de
fausse richesses. Ces non-dupes qui savent préserver leur liberté
sont, comme bien souvent chez Comencini, les enfants. La véritable
ennemie de la vieille, Esmeralda, la jeune fille boiteuse, comprend
qu'extorquer n'est pas gagner. Comme la vieille, qui fait mine de
donner pour mieux reprendre ensuite, Esmeralda ne cherche pas à
s'approprier le bien d'autrui : elle retire en prenant, gratuitement,
et ce faisant, trouve la solution radicale. Le cadeau empoisonné,
stratégie adoptée par la vieille tout au long de ces années se
retourne in fine
contre elle-même, sous la forme plus concrète du gâteau à la mort
au rat qui l'accompagnera lors de son dernier voyage. L'enfant a su
comprendre la règle du jeu mieux que les adultes : la vieille
increvable finira par crever.
Morale
de l'apologue : la véritable bataille ne se joue pas là où on
l'attendait -son dénouement n'aura lieu, en effet que dans le
hors-champ. Sublime et humble victoire de celui qui triomphe masqué
: l'enfant, silencieusement, trouve dans le même mouvement un remède
à l'aveuglement de ses parents et un palliatif aux iniquités de la
société.
Mélodie