Bande-annonce du film.
Une heure muette, mais une heure pleinement musicale. Paracha quitte sa campagne lointaine et débarque à Moscou avec son oie. Elle atterrit, un peu malgré elle, dans un immeule haut en couleurs, où les mouvements des uns et des autres participent d’une véritable chorégraphie du quotidien. Paracha se fait royalement exploiter par un coiffeur de l’immeuble et découvre les joies du syndicat comme alternative à sa situation. Mais c’était sans compter l’existence d’une homonyme… Le film oscille entre une symphonie urbaine au rythme effréné et un film en studio où l’on en finit pas de dévaler les escaliers. En présence d’Eugénie Zvonkine, maître de conférences à l’Université Paris VIII, spécialiste du cinéma soviétique.
Durée : 64 minutes.
Noir et Blanc.
Pays : Russie.
Année : 1928.
Avec : Vera Mareckaja, Vladimir Vogel, Elena Tiapkina.
Rapide synopsis : Une jeune provinciale debarque a Moscou et rencontre un jeune homme de son village. Il l'amène dans son immeuble, celui de la rue Troubnaïa. Elle y est aussitôt recueillie et exploitée par le coiffeur Golikov...
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Et pour résumer :
en salle Dussane, au 45 rue d'Ulm
pour voir et revoir
La Maison de la rue Troubnaïa
de Boris Barnet
Proposition d'analyse
La « maison », microcosme d’une cinétique urbaine
Tout est affaire de décor
Paracha, jeune fille qui a grandi dans la campagne profonde, arrive à Moscou pour y tenter sa chance. C’est en tout cas ce que nous dit tout honnête synopsis au sujet du quatrième film de Boris Barnet. Pourtant, les premières minutes de La maison de la rue Troubnaia annoncent à peine la venue de son personnage principal. Ironie du sort : pour tout bagage, Paracha possède l’adresse de « la maison de la rue Troubnaia » (ou de la « place », selon les traductions) mais elle ne la trouve pas ; les moscovites lui donnent des informations contradictoires, un jeu de fondus perd le spectateur au passage. Alors, où se trouve cette « maison » ? Quelque part dans la ville ou seulement dans l’imaginaire cinématographique ?
Le décor préexiste doublement à Paracha, il apparaît comme la genèse de toute tentation de narration. La maison de la rue Troubnaia, avant même d’être une première image, est annoncée sur grand écran par un carton : le film a été tourné dans les studios Mejrabpom-Rouss en 1928. Ce n’est pas anodin : la Mejrabpom-Rouss, pleinement active entre 1924 et 1938, est le point de convergence entre le Secours ouvrier international et la vieille compagnie Rouss . Boris Barnet détourne les codes du « film de propagande » et ose faire du syndicalisme l’objet d’un dénouement inattendu, empreint de dérision contestataire. Il convoque ainsi le contexte politique tout en le distanciant. Dès lors, La Maison de la rue Troubnaia pose la question du « vivre ensemble » plus globalement. Dans les mêmes années, Walter Benjamin écrivait : « Le bolchévisme a aboli la vie privée. L’administration, l’activité politique, la presse sont si puissantes qu’il ne reste plus du tout de temps pour s’occuper des choses qui ne coïncident pas avec elles. Il ne reste plus d’espace non plus. Des appartements qui jadis accueillaient une seule famille dans leurs cinq à huit pièces en abritent maintenant souvent huit. On pénètre par la porte d’entrée dans une petite ville. Plus souvent encore sur un champ de bataille. On peut buter dès l’entrée des lits. C’est le bivouac entre quatre murs, et la plupart du temps le maigre mobilier n’est que le résidu de possessions petites-bourgeoises qui paraissent beaucoup plus accablantes encore, maintenant que la pièce est misérablement meublée. » Du carton au lieu, de l’écran au décor, donc ; d’emblée La maison de la rue Troubnaia annonce un jeu d’échelles, lequel est soutenu avec virtuosité par un découpage dynamique, une variation d’angles de prises de vue, et donne ainsi l’aperçu exhaustif, l’exploitation jusqu’à épuisement, de toutes les possibilités offertes par un studio, du plan de coupe à la plongée. Difficile de ne pas voir dans le décor coupé du Tombeur de ces dames (1961) de Jerry Lewis la réminiscence du film de Barnet. En effet, la cage d’escalier est la métonymie du décor de la « maison » et le réalisateur joue de la compartimentation sur un mode chorégraphique : la cohabitation de ladite maison se réalise selon un « bail(llet) » rythmique, où les mouvements se répondent autant qu’ils se complètent. Après avoir posé les étages plan par plan, Barnet laisse la caméra dévaler les escaliers.
Sur de bons rails… De tram et de travelling
Un éloge de la prouesse rythmique de La maison de la rue Troubnaia reviendrait à enfoncer des portes ouvertes ; il est toutefois tentant de relever que la dimension burlesque se joue précisément là où le rythme déraille, dès l’arrivée de Paracha, laquelle est à contre-temps de la frénésie urbaine, au point d’engendrer, dès son arrivée, un arrêt sur image. Ainsi, la structure du film repose sur le hiatus entre décor de studio et décor en extérieur, entre une mécanique domestique et une cinétique urbaine, lesquelles ne cessent de se contaminer mutuellement dès que la jeune Paracha passe le seuil de la « maison ».
Dès lors, le scénario, objet de communion de cinq plumes (Bella Zorich, Anatolii Mariengof, Vadim Schershenevich, Viktor Chklovski, Nicolai Erdman), apparaît comme une partition, principe d’écriture prôné par le cinéaste et théoricien Lev Koulechov . C’est d’ailleurs lui qui a initié Boris Barnet au cinéma, à l’époque où le réalisateur de La maison de la rue Troubnaia n’était pas encore un homme de plateau mais un homme du ring . Boxe ou cinéma, l’essentiel est de garder le rythme et de viser juste. Si Boris Barnet ne semblait pas pleinement revendiquer une appartenance aux expérimentations formalistes du VGIK (« Je ne suis pas, je n’ai jamais été un homme de théories. J’ai toujours pris mon matériel dans la vie quotidienne. » dira-t-il plus tard), il est néanmoins tentant de mettre en regard des aspects de La Maison de la rue Troubnaia avec certaines des idées développées par Lev Koulechov dans ses textes, notamment celles qui concernent la relation d’interdépendance entre espace et montage.
En 1920, dans son manifeste La bannière du cinématographe, Lev Koulechov écrit : « Le montage permet tout particulièrement d’approfondir un fait surprenant de la création cinématographique : l’espace terrestre crée et l’indépendance, dans le temps de la prise de vue, des parties composant une scène, liées entre elles par l’unité de temps de l’action. » Cinq ans plus tard, il rédige un éloge du décorateur: « L’essence réside dans la créativité du réalisateur et du décorateur : chaque chose est fondée sur la composition. Pour réaliser un film, le cinéaste doit prendre les fragments filmés séparément, désordonnés et dissociés et composer avec eux un seul tout, il doit juxtaposer ces moments séparés en une séquence avantageuse, intégrale et rythmique exactement comme un enfant construit un mot entier ou une phrase à partir de lettres séparées. » Le cinéaste, à travers ses choix, se doit donc de « faire habiter les plans ».
Mais c’est peut-être encore davantage dans l’idée vertovienne que « toute l’énergie, tous les moyens, toutes les connaissances des lois de l’espace et du temps applicables à l’art doivent être orientées dans le sens le plus intrinsèquement lié à la vie de notre époque. » , que les deux hommes se retrouvent vivement et empiriquement. Vers la fin de sa vie, Boris Barnet reconnaissait que « mon ambition a été aussi de montrer les hommes dans la vie contemporaine. Je n’ai ni pu, ni voulu, attendre aussi longtemps pour m’y risquer. Mais je me demande si je vivrai encore assez longtemps pour peindre vraiment l’homme. » Dans La Maison de la rue Troubnaia, le cinéaste dénonce les dérives de nouveaux riches, à travers le personnage du coiffeur Golikov qui exploite Paracha, devenue femme de ménage, rase-poussière intime des murs et du parquet.
Et c’est à grands coups de ciseaux, en montant, littéralement et au sens figuré, que Barnet contre-attaque les injustices ; pas de victoire populaire sans une dose décente de rire.
-Claire Allouche