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Le mécano de la "General", de Buster Keaton (mercredi 23 novembre 2011)


Bande-annonce de The General, de Buster Keaton (1927).

Après The lady vanishes, nous poursuivons notre cycle sur le train et le cinéma avec Le mécano de la "General" (The General) de Buster Keaton. Pour vous renseigner sur les prochaines séances (notamment la projection le 30 novembre d'Europa de Lars von Trier, en compagnie de l'acteur principal Jean-Marc Barr), n'oubliez pas de lire ou de télécharger notre tout nouveau guide des séances !

Rendez-vous le mercredi 23 novembre, à 20h30
en salle Dussane, au 45 rue d'Ulm
pour
Le mécano de la "General"
de Buster Keaton


Le mécano de la General, de Buster Keaton
Pour ce cycle consacré aux films qui se sont emparés du thème du chemin de fer, nous ne pouvions pas manquer ce classique du cinéma. Le train ne se limite pas à un élément de décor dans Le mécano de la "General" : s'il fallait créditer les acteurs dans l'ordre d'apparition des personnages, le mécano Buster Keaton n'apparaîtrait qu'après sa locomotive, la General. Le premier plan suit quelques instants le trajet linéaire du train ; le deuxième nous montre le mécano au travail, ou plus exactement le mécano qui caresse amoureusement le métal. C'est donc un couple qui porte le film, Johnnie Gray et son train, Le mécano de la "General" (le titre traduit en français) et The General (le titre original).

Un film de guerre ?


On sait que le personnage de Keaton est "un homme qui ne rit jamais", que ses premiers films sont plus sombres que les longs métrages qu'il réalise par la suite. Il y a parfois une certaine gravité dans son oeuvre. Et The General aurait très bien pu devenir une de ses oeuvres les plus sombres.

Le fait historique sur lequel se fonde le film  aurait pu en faire un film historique, voire un film de guerre, bien que Keaton ait ajouté des éléments de fiction pour écrire le scénario. Rappelons brièvement l'histoire : lorsque la guerre de Sécession éclate aux Etats-Unis, les hommes prennent les armes et le prestige de l'uniforme n'est pas sans séduire Annabelle, la fiancée de Johnnie. Malheureusement, ce dernier est mécano du train le General : pour ne pas perdre un ingénieur, le Sud refuse de l'engager. N'étant pas envoyé au combat, Johnnie voit sa fiancée lui refuser son amour. Mais tout va changer quand les forces de l'Union s'emparent à la fois de la General et d'Annabelle. C'est alors une véritable course-poursuite qui s'engage, et qui va rythmer le film en un aller-retour endiablé.


Le train : une histoire et un symbole

L'importance stratégique de cette bataille du rail est exposée avec soin dans le prologue. Je crois qu'elle est aussi nécessaire à l'économie interne de l'oeuvre, qui mêle la comédie au film d'action, le sens du gag au spectaculaire. Mais il ne suffit pas de dire que le train est ici au centre du conflit. La locomotive et le chemin de fer sont des symboles forts dans la culture des Etats-Unis, comme en témoigne entre autres le tableau American Progress de John Gast. Ce sont des signes de progrès technique et culturel, une victoire de la civilisation de l'Est sur les terrae nullius de l'Ouest. Le train est également une machine puissante, conduite ici de surcroît par un ingénieur à la complexion fragile. Dès lors, la caméra de Keaton aurait pu dépeindre le train tel une machine, et même une machine infernale. S'il l'avait voulu, le film aurait pu devenir un équivalent politique et artistique des Temps modernes, qui sortira sur les écrans une dizaine d'années plus tard.

“Life is too serious to do farce comedy.”

Mais voilà : The General est d'abord une comédie. Le mécano ne rit jamais, ; il n'est pas pour autant un clown triste. C'est cette façon inimitable qu'a Keaton d'exprimer les émotions qui provoque chez nous le rire, et surtout l'empathie pour ce personnage. Que ce soit grâce à ce corps qui surprend souvent par ses mouvements, impressionne toujours par ses prouesses, que ce soit grâce à ce visage sans sourire qui semble pourtant être une fenêtre ouverte sur l'intériorité du personnage, Keaton réussit sans cesse ce tour de force : faire de l'impassibilité un mode d'expression, autant pour l'acteur que pour le réalisateur.

Que l'on pense seulement à la scène du sabotage du pont. Le montage alterne des plans du général, l'air impénétrable, avec des panoramiques de l'accident. Alors que l'expression du général est restée la même, elle évoque avant le sabotage son assurance ― que le spectateur sait déjà injustifiée. Après l'effondrement, l'absence d'expression du général est une origine évidente du comique, étant donnée l'ampleur de la défaite.

La rire et la machine

L'occasion est trop belle, et l'idée presque un cas d'école : devant une comédie qui met en scène une machine et un homme, je suis tenté de faire une analyse exclusivement bergsonienne du rire dans The General. Nous avons littéralement en présence le mécanique et le vivant, un corps dont les mouvements rappellent par leur précision un mécanisme d'horlogerie et une machine dont l'aller-retour structure le film avec symétrie, à la manière d'un ressort qui relancerait la machine comique dans la seconde partie du film. Il est vrai que cette lecture s'avère enrichissante et pertinente, à plusieurs reprises dans le film.

J'ai pourtant l'impression qu'on ne peut pas faire l'économie d'une autre lecture, qui soulignerait  l'importance d'un mouvement inverse. Il serait exagéré de dire que le vivant est plaqué sur le mécanique, ou que le train est humanisé dans le film. Même si la locomotive est présentée comme le premier amour de Johnnie, c'est le regard de ce dernier qui personnifie le train et nous le rend aimable ― les autres personnages n'y voient d'ailleurs qu'une simple machine.

Et pourtant, le vivant échappe en définitive au mécanique, et le petit mécano finit par triompher grâce à cette grande machine. Les mouvements de Keaton sont parfois saccadés comme ceux que feraient un automate, mais ils sont aussi très souples. Le montage du film n'est pas purement mécanique, et n'épouse pas complètement une structure binaire (l'aller, puis le retour en train). Surtout, cette apparente impassibilité qui pourrait aller dans le sens de la première lecture me semble emmener The General au-delà du gag ou du rire mécanique. Keaton nous amuse autant avec la répétition et le jeu avec la machine qu'en filmant un Johnnie qui se comporte comme un enfant et qui trouve du réconfort auprès de sa locomotive.

Cinéma du rail, poésie du rail

Je pourrais parler de bien d'autres choses dans ce "synopsis", qui n'auraient pas uniquement trait au train : le film est aussi un film d'action, un film spectaculaire à grand budget ― Keaton a insisté pour avoir deux vraies locomotives, pour ne pas tricher avec le montage en insérant des plans tournés en studio. Mais il est temps de trouver quelques mots pour clore cette présentation.

Il n'a pas été simple de donner un nom à ce cycle. De fait, il en porte encore plusieurs à l'heure actuelle ! L'expression "cinéma du rail" (trouvée par analogie avec ce qu'on appelle parfois la "poésie du rail") me paraît appropriée, au moins pour Keaton. Car dans The General, le rire n'est pas uniquement celui du gag. Je pense en particulier au portrait que Johnnie offre à sa fiancée, ou aux efforts désespérés du mécano pour reprendre le contrôle de la locomotive. Il se dégage dans ces scènes une atmosphère presque surréaliste, et en tout cas ― faute de mieux pouvoir le dire ― assurément poétique.

Gabriel