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Sayat Nova, la couleur de la grenade de Sergei Paradjanov (mardi 18 mars 2014, 20h30)


Bande-annonce du film.

Venez découvrir ce film qui ne ressemble a aucun autre. Sergei Paradjanov invente un langage pictural qu'on peut qualifier de cinéma moyenâgeux.


Durée : 78 minutes.
Couleur.
Pays : Russie.
Année : 1969.
Avec : Sofiko Tchiaourelli, M. Alekian, V. Galestian.

Rapide synopsis : Evocation de la vie du poete armenien Sayat Nova, dont on situe l'existence entre 1717 et 1794 en une serie de plusieurs tableaux.

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Et pour résumer :

Rendez-vous le mardi 18 mars 2014, 20h30
en salle Dussane, au 45 rue d'Ulm

pour voir et revoir
Sayat Nova, la couleur de la grenade
de Sergei Paradjanov

Proposition d'analyse

Une voix unique du bazar du cinéma

Certains critiques de cinéma ont l’habitude fâcheuse de dire ou d’écrire des choses du genre : « Qui n’a pas vu ce film, n’a rien vu », ou bien « Qui ne connaît pas l’œuvre de ce réalisateur ne sait pas ce que le cinéma est capable de faire ». Il est toujours recommandable d’effacer cette tournure. Une tournure bête, puisqu’elle instaure une objectivité inexistante – le cinéma, c’est la diversité ! Une polyphonie, ou un bazar peut-être – que ce soit du côté de ceux qui le produisent ou de ceux qui le regardent. Bien sûr, il y a des voix ou des standards plus ou moins fascinants, plus ou moins influents. Car tout dépend, en tant que spectateurs par exemple, de nos connaissances, de nos habitudes rétiniennes. Ou simplement de notre goût et de l’ambiance. Pourtant, même en me forçant de rester modeste, je dirais que la voix de Serguei Paradjanov est tellement unique qu’il serait imprudent de ne pas l’avoir écoutée au moins une fois (ou au moins d’avoir essayé de l’écouter). Le seul moyen efficace de décrire l’œuvre paradjanovienne serait peut-être cette métaphore du bazar – un film de Paradjanov c’est aussi un bazar. Sayat-Nova est un tel bazar, tout en étant un film, ou se donnent rendez-vous la poésie, la peinture, la passion et la vie. Et pas seulement.

La source historique du film

Même si le film a l’air, de prime abord, d’être une biographie du poète Sayat-Nova, Paradjanov n’a jamais eu l’intention de faire un film historique au sens réaliste. C’est pour cette raison qu’il n’est pas inutile de parler, avant de parler du film, de son inspiration historique. Qui est le poète Sayat-Nova, après tout ? L’homme Sayat-Nova a bien existé : son vrai nom était Aroutine ou Haroutiom, ce qui signifie « Résurrection » en arménien. Il était né entre 1712 et 1725 à Sanahine (aujourd’hui en Arménie), non loin de Tiflis, issu de paysans modestes. Le jeune Aroutine devint apprenti tisserand, puis, grâce à son talent musical et linguistique, poète panégyrique à la cour du prince géorgien Irakli II à Tiflis. L’histoire dit que son succès comme achough, c’est-à-dire comme troubadour, était incontestable. Son nom d’artiste Sayat-Nova veut dire « Chasseur des mélodies ». Mais Sayat-Nova tomba amoureux d’une haute personnalité de la cour, probablement de la sœur d’Irakli II, la princesse Anna Batonichvili. Cette passion finit par perdre le poète. D’abord renvoyé plusieurs fois en exil, Sayat-Nova se voit forcé en 1759 par le roi de se retirer dans le monastère de Haghbad et de devenir moine. En 1795, une campagne militaire persane embrasait de nouveau la région. Sayat-Nova, voulant mettre ses enfants à l’abri des périls de la guerre, fut tué par des soldats persans.

Le Caucase de l’époque de Sayat-Nova, il faut l’imaginer comme un grand melting-pot déchiré par d’innombrables confrontations guerrières. Car la région, pendant le XVIIIème siècle, se trouvait sous forte influence et pression ottomane et persane. Les deux pouvoirs se la disputaient. De l’autre côté, il existait une diversité culturelle unique. Dans les rues de Tiflis, par exemple, il y avait de nombreuses d’ethnies, religions et cultures différentes : des géorgiens bien sûr, mais aussi les azéris, les arméniens, les kurdes, les juifs, les persans, les peuples du Nord caucasien. En même temps, on copiait le « lifestyle » ottoman et persan, que ce soit en imitant les vêtements, l’art ou l’artisanat oriental – ou même en adoptant, plus ou moins volontairement, la foi musulmane. La poésie orientale était particulièrement en vogue à cette époque. En lisant les vers de Sayat-Nova, le lecteur se rend tout de suite compte de l’influence arabo-persane classique : il chante de la rose et du rossignol, de l’amour de Majnoune pour Layla, de son propre amour malheureux et impossible pour la belle bien-aimée. L’amour chez Sayat-Nova est toujours fatalement mortel et meurtrier, comme dans la poésie classique arabe, persane et turque. Un autre détail intéressant est le fait que Sayat-Nova se servit de trois langues pour ses poèmes : il maîtrisait l’arménien, le géorgien et l’azéri. En plus, il savait lire le persan. Dans ce sens, Sayat-Nova est un représentant exemplaire du « mélange caucasien » de cette époque.

« Mais pour moi c’est devenu une vraie passion : créer une dynamique dans des images statiques. » (S. Paradjanov)

La structure de Sayat-Nova – La couleur de la grenade est plutôt simple : en 8 chapitres, le film retrace chronologiquement l’enfance, l’âge adulte, l’amour, la souffrance, la vieillesse et la mort du poète Sayat-Nova. Les chapitres, et certaines scènes, sont introduits par des intertitres, comme dans les films muets. Jusqu’ici rien de trop particulier : un réalisateur soviétique d’origine arménienne met en scène la vie d’un artiste arménien. Des projets comparables se trouvent chez d’autres grands réalisateurs soviétiques à la même époque, par exemple Andreï Roublev de Tarkovski de 1966. Ou Pirosmani de 1969 de Chenguelaia, qui décrit la vie du peintre géorgien Niko Pirosmanishvili.

Mais, à partir de son premier chef-d’œuvre Les chevaux de feu de 1964, l’unique point de départ pour le langage cinématographique de Paradjanov est la peinture. Il est vrai qu’il y a beaucoup de réalisateurs « inspirés par la peinture ». Contrairement à tout autre réalisateur, Paradjanov traite l’image cinématographique comme une peinture : une image entourée d’un cadre. Il faut mentionner le fait que Paradjanov était aussi un artiste plastique : peut-être son œuvre artistique n’est pas moins importante que l’œuvre cinématographique. Pendant toute sa vie, même en prison, il produisit des dessins, des peintures, des collages, des boîtes, des poupées et autres « objets ». Il est donc très naturel que l’artiste-peintre ait eu de l’influence sur l’artiste-réalisateur. En 1968, pour Sayat-Nova, Paradjanov choisit comme source d’inspiration visuelle la peinture et les miniatures orientales du Moyen Âge, en particulier celles de la tradition arménienne et persane. Paradjanov se mit consciemment dans cette tradition qui était répandue dans tout l’Orient et qu’il poursuit dans ses films. Mais en regardant Sayat-Nova on pense peut-être au cinéma du début du XXème siècle ou au théâtre Kabuki : il n’y a que des cadres fixes, le jeu des acteurs est rigidement théâtral. Comme résultat il n’y aucune narrativité fluide qu’on attendrait normalement d’un film qui est censé raconter la biographie d’un personnage historique. En outre, on ne parle presque pas du tout dans ce film : la voix-off et les figures mêmes ne communiquent que rarement. Les informations décisives pour suivre le fil de l’histoire sont données dans les intertitres. Mais ces informations ne sont pas abondantes, plutôt allusives que informatives. Ils servent comme les titres de peinture : il y a une indication, mais après c’est au spectateur de déchiffrer l’image et de faire l’histoire. C’est exactement le procédé de Paradjanov dans Sayat-Nova : le film est composée comme une suite de peintures animées. Evidemment il s’agit d’un paradoxe : une peinture est, a priori, un rassemblement figé de couleurs. Si elle devient animée, elle devrait être un feuilletoscope, ou bien un film, peut-être une sorte de représentation théâtrale. On pense peut-être aussi aux tableaux vivants que l’âge des Lumières prisait tant. Sayat-Nova est dans ce sens un film paradoxal : ni tableau, ni film, ni poème, il e situe entre les deux genres. Mais ce paradoxe est au cœur de la méthode de Paradjanov, comme il expliqua dans une interview : « J’avais toujours été attiré par la peinture et je me suis habitué à considérer chaque cadre cinématographique comme un tableau indépendant. »

L’action directe comme telle ou l’interaction entre les personnages est ainsi absente. Les personnages de Sayat-Nova n’ont pas l’air de voir ni d’entendre les uns les autres : comme dans les miniatures médiévales ils agissent dans un espace opaque et figé, organisé par une force extérieure – un destin. Le spectateur n’y trouvera pas des véritables « scènes » et de dialogues. Paradjanov les laisse tomber pour se servir de la composition, du geste et de l’allégorie (terme problématique, puisqu’on pourrait aussi parler d’une symbolique). Composition est à comprendre, bien sûr, au sens pictural : répartition des figures, des objets et surtout des couleurs. Ainsi chaque scène de Sayat-Nova est plutôt un tableau qu’une scène au sens classique du cinéma. L’expressivité se déploie d’abord par les couleurs somptueuses, par la pure richesse picturale. Contrairement à d’autres films, l’espace reste figé et rigoureusement encadré, mais Paradjanov atteint une rare beauté visuelle et une tension hallucinante malgré l’absence de tout mouvement de la caméra. Cette beauté est d’une sensualité exceptionnelle, puisque les images, outre la pure séduction qui en émane, ont souvent une qualité presque plastique. Cette façon de composer l’image est liée aux mouvements et avant tout aux gestes qui font partie de la composition. Comme dans les miniatures orientales, Paradjanov utilise un certain répertoire de gestes dans ces scènes allégoriques. Cette dimension est aussi donnée par les intertitres. C’est au spectateur de reconnaître le sens, ou pour mieux dire, de le construire. C’est-à-dire : de re-construire pour lui-même l’histoire. Car Paradjanov ne raconte pas en racontant, il raconte en indiquant. Sayat-Nova est dans ce sens une sorte de charade poétique : il y a une invitation à jouer au jeu de ces images allégoriques, à découvrir leur énigme – une énigme qui se dérobe en permanence.

Habent sua fata pelliculae sovieticae

Sayat-Nova est sans doute le chef-d’œuvre de Serguei Paradjanov, l’apothéose de sa « machinerie » cinématographique. En le comparant aux autres productions du cinéma de l’époque brejnévienne, même de Tarkovski, on a du mal à imaginer que ce film a jamais pu voir le jour. Naturellement, quand le film était présenté aux autorités soviétiques, celles-ci se montraient indignées au plus haut degré. Il critiquaient que Sayat-Nova ne montrait pas de lutte de classe, ni de conscience critique envers la réalité sociale – par contre il était trempé d’une fascination suspecte pour une époque féodale passée. Paradjanov se vit reprocher que son film était « complètement incompréhensible » et nuisible à l’art ouvrier parce qu’il fait preuve de formalisme (c’est l’art bourgeois qui est formaliste, bien sûr, et non celui de l’URSS). Paradjanov fut alors forcé d’accepter qu’une version « épurée » de son film soit faite. C’est cette version raccourcie, sous le titre de Sayat-Nova – La couleur de la grenade qui fera le tour des cinémas. Sont entre autres coupées des scènes ambigües qui révèlent trop d’érotisme, comme des femmes nues dans un bain et la relation entre Sayat-Nova et le prince. Sont en plus coupées d’autres parties qui, selon le fameux bon sens des fonctionnaires soviétiques, représenteraient un danger politique. Après la sortie du film dans les cinémas moscovites en 1970/71, Paradjanov reçoit néanmoins le feu vert pour une adaptation des contes de Hans Christian Andersen. Mais soudain, en 1973, le vent tourne, et Paradjanov se retrouve devant un tribunal. Il serait trop long de raconter ici tous les déboires de Paradjanov avec la justice soviétique. Disons, pour résumer, que « l’affaire Paradjanov » finira par l’incarcération pour de prétendus délits de « forcement aux actes homosexuels » et de « propagation de matériaux pornographiques » (entre autres pour avoir montré à des amis un « stylo pornographique »). Les années 1974 à 1977, Paradjanov les passa dans une prison « à régime sévère » à Dniepropetrovsk. Suivra une époque de chômage et de silence qu’il passera à Tiflis, en vivant plutôt mal que bien. Mais avec l’avènement d’Edouard Chevardnadzé au poste du premier secrétaire du PC géorgien, le climat culturel change. C’est grâce à Chevardnadzé que, par exemple, Tengiz Abouladzé a la possibilité de réaliser sa vision sur l’époque stalinienne, Le repentir, et que Paradjanov reçoive en 1984 la permission de tourner La légende de la Forteresse de Souram – 15 ans après son premier projet cinématographique.

Malgré sa mutilation postérieure, Sayat-Nova a conservé sa force et sa beauté splendides. Il est vrai : des scènes importantes et incomparables ont été coupées ou même perdues. Mais peut-être faudrait-il penser à un ancien manuscrit avec des miniatures somptueuses, dont une partie était perdue au cours des siècles : les pages qui ont survécu au tourbillon de l’histoire ne sont pas moins magnifiques.

-Viktor.