Bande-annonce du film.
À (re)voir : le premier long-métrage de Rainer Werner Fassbinder ! Ce film de gangsters tout à fait atypique contient déjà tous les sujets du grand réalisateur allemand : l’amour, la douleur et les enjeux du pouvoir. Résultat : un mélange étonnant de genres, flottant entre film de gangsters,théâtralité et nouvelle vague à l'allemande.
Durée : 88 minutes.
Noir & Blanc.
Pays : Allemagne.
Année : 1969.
Avec : Rainer Werner Fassbinder, Hanna Schygulla, Ulli Lommel.
Rapide synopsis : Franz, qui a refusé de rejoindre un groupe criminel, est poursuivi par un gangster répondant au nom de Bruno. Bientôt, les deux hommes deviennent amis et se partagent la même femme, Johanna. Mais celle-ci se lasse rapidement de Bruno et le dénonce à la police alors qu'il s'apprête à braquer une banque.
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Et pour résumer :
en salle Dussane, au 45 rue d'Ulm
pour voir et revoir
L'Amour est plus froid que la mort
de Rainer Werner Fassbinder
Proposition d'analyse
Une histoire de gangsters à la recherche d’un peu de bonheur
Le plot du premier long-métrage de Rainer Werner Fassbinder peut faire penser à un film banal de gangsters. Franz, joué par Fassbinder lui-même, arrive de la prison chez sa petite amie Joanna – premier grand rôle de cinéma de Hannah Schygulla – qui travaille comme prostituée et dont il est le maquereau. Dans la ville où les deux vivent, opère le « Syndicat » : une sorte de mafia avec une puissance remarquable qui veut forcer Franz à adhérer à leurs rangs. Comme celui-ci ne se laisse pas convaincre, les chefs du « Syndicat » décident d’envoyer le killer Bruno comme appât. Bruno, joué par un Ulli Lommel prenant des airs alain-deloniens, a la mission de commettre des crimes qu’on imputera ensuite à Franz – et qui, face à la police, devra chercher du soutien auprès du « Syndicat ». Mais avec l’arrivée de Bruno dans la vie de Franz et Joanna se forme un ménage à trois problématique : Franz se sent attiré par le fragile Bruno ; Joanna, par contre, supporte mal la présence de Bruno qui lui semble déranger le couple qu’elle forme avec Franz. Néanmoins, les trois « travaillent » ensemble, – jusqu’à élaborer le plan de braquer une banque…
Mais Fassbinder détourne et distord, surtout par la mise en scène, les clichés qu’il trouvait dans les films classiques d’action avec gangsters ou dans les westerns. En ce sens, le film est un produit éclectique. Le spectateur s’aperçoit aussi très vite du fait que L’amour est plus froid que la mort ne s’intéresse pas trop à l’action au sens classique des films du genre. La violence, bien qu’elle soit très présente, ne joue pas, en tout cas, un rôle trop important. Ce qui compte, par contre, sont les caractères des personnages : leurs sentiments, leurs relations, leurs expressions verbales ou petits gestes qui démontrent leur être intime. Fassbinder raconte une histoire de gangsters à la recherche d’un peu de bonheur : qu’ils y prennent des poses petit-bourgeoises est juste un de nombreux paradoxes qu’on trouve exprimés dans ce film.
« Celui qui a vraiment besoin de faire des films, il les fera malgré tout, n’importe comment – mais il les tournera. Moi, j’ai aussi commencé comme ça, je veux dire quant à L’amour est plus froid que la mort : avec rien. » interview avec Fassbinder
En 1969, Fassbinder a 24 ans. Il a déjà produit trois courts-métrages, il travaille comme comédien et metteur en scène au théâtre, en vivant par de petits boulots, et il a collaboré entre autres à de projets de Jean-Marie Straub, à l’époque installé à Munich. Un jeune homme obsédé par le cinéma et le théâtre, hanté par une idée : tourner un film – un vrai film ! Mais on ne peut pas dire qu’il a déjà eu des véritables succès publics, et ses moyens financiers sont très restreints. En somme, un artiste-bohème peu connu de la scène munichoise de la fin des années 60. La capitale bavaroise, il ne faut pas oublier cela, est à l’époque un grand centre de la production cinématographique allemande. Fassbinder va très souvent au cinéma, regardant une multiplicité de films divers. Il racontera plus tard qu’il était allé voir Le Cuncho, un western-« spaghetti » typique du genre, ensemble avec Ulli Lommel. En sortant ils auraient discuté et décidé qu’il fallait absolument faire un film, pour de vrai, sans trop attendre. Et ce film-projet s’appellera : L’amour est plus froid que la mort.
Cela n’a pas été facile, mais à la fin, Fassbinder y est arrivé : il a trouvé, en cherchant par-ci par-là, entre autre en demandant à sa mère, assez d’argent pour commencer à tourner le film dont il rêve depuis longtemps. Ce n’est pas l’abondance, puisque le budget ne dépasse pas les 100.000 Mark. Un critique de cinéma constatera à la suite qu’un tel budget aurait été utilisé dans toute autre production sous la rubrique « pourboires et autres frais ». L’amour est plus froid que la mort sera tourné en 24 jours seulement à Munich sur des lieux originaux. Fassbinder et son équipe manquent de tout : de temps, de moyens financiers et techniques, et en plus ils constatent qu’il ne possèdent pas encore le savoir-faire souverain. Fassbinder, par exemple, se met à apprendre le montage lui-même parce qu’il ne peut pas payer un monteur professionnel pour l’aider. Mais ils se débrouillent, parfois bien, parfois pis, et l’œuvre finie sera enfin admise à être projetée à l’occasion de la Berlinale de 1969.
Un film très beau et très simple ?
Beaucoup a été dit sur les influences de Fassbinder en général et sur celles de L’amour est plus froid que la mort en particulier. Le personnage de Bruno semble être un hommage, sinon copie, au rôle d’Alain Delon dans Le samouraï de Melville. C’est vrai que le cinéma français représentait une influence importante du jeune Fassbinder. La dédicace du film contient ainsi les noms de Rohmer, Chabrol, Straub – et « Lino et Cuncho ». Fassbinder adorait le cinéma de la nouvelle vague française, en particulier celui de Rohmer et Chabrol : Le signe du lion représentait par exemple pour lui un film-clé. Fassbinder connaissait très bien le travail artistique de Straub, et celui-ci avait laissé à Fassbinder une séquence cinématographique qu’on retrouve dans L’amour est plus froid que la mort : c’est la longue séquence nocturne sur la Landsberger Straße, lieu connu de prostitution à Munich. Lino et Cuncho ne sont pas des personnalités réelles mais les personnages principaux du western-« spaghetti » El Cuncho mentionné plus haut (où ils s’appellent correctement, dans la version allemande, Niño et Chuncho).
Le cinéma intellectualisé et critique d’un Chabrol coexiste donc dans l’imaginaire de Fassbinder avec les héros simples et sur-virils du western. On pourrait penser à la couverture du Sgt. Pepper des Beatles : mélange de pop culture avec une culture fortement intellectualisée. Car L’amour est plus froid que la mort est censé raconter beaucoup plus qu'une simple histoire de gangsters, bien qu’il se serve de certains poncifs des genres de la culture de masse. Le film est au fond une critique des sentiments humains, comme Fassbinder expliquait dans un interview peu après la première du film en 1969 : « Sans l’amour, il n’y aurait pas de violence. La violence naît par l’abus d’amour ; c’est l’amour qui veut avoir toujours de droits de propriété ; un amour donc qui est plus froid que la mort. […] Mon film est un film contre les sentiments. Car je crois qu’on peut abuser tous les sentiments et que, en effet, ils sont vraiment abusés. »
A partir de ce raisonnement, Fassbinder poursuit une recherche stylistique très particulière. Le but est évidemment d’éviter une identification avec les personnages et d’inciter le spectateur à la réflexion. Franz, Joanna, Bruno : ils sont tous très compliqués comme personnages, très paradoxes – et surtout profondément tristes. Franz et Joanna aiment l’ordre et la propriété. Franz ne s’assoit qu’après avoir mis un petit drap sur la place où il se mettra. Joanna, quand elle est à la maison, fait figure d’une bonne femme de ménage, en s’occupant de la cuisine et du bien-être de son bon Franz à qui elle tient fermement. On dirait un couple petit-bourgeois, s’ils ne vivaient pas de prostitution et diverses délinquances. Et puis Bruno : un killer ambitieux, mais fragile et sensible, sinon sentimental. En plus, les acteurs jouent d’une manière qui fait penser à des représentations théâtrales, notamment du théâtre brechtien, ce qui leur donne un certain air de maniérisme et rigidité. Drôles de gangsters. On y cherchera longtemps des signes de héroïsme, de grandeur ou de « vraie » passion.
L’inerte, le blanc et le vide
La caméra ne bouge que très peu ou seulement lentement : les plans sont le plus souvent peu agités, à quelques exceptions. Comme le jeu des acteurs, le travail de la caméra fait penser à des scènes théâtrales figées plutôt qu’à un film. A ce caractère statique des images s’ajoute que la couleur prédominante du film est le blanc. C’est la blancheur des espaces vides, du ciel ensoleillée, des murs arides ou de la peau nue de Joanna : une blancheur crue et froide, quoiqu’elle puisse avoir une certaine attirance. Il y a très peu de décors dans le film, même les intérieurs ont un air désertique. L’inerte, le blanc et le vide constituent un trias visuel et font naître une impression déconcertante, menaçante et parfois presque douloureuse. Un film tournant autour d’un deuil, d’une tristesse. Et même s’il est évident que l’histoire joue à Munich, en Allemagne des années 60, les personnages semblent loin de cette réalité terrestre concrète. Peut-être comme s’ils étaient enfermés dans leurs propres espaces mentaux. Car même quand ils se touchent, ou dans des moments de tendresse ou désir : il n’y a jamais de véritable communion, puisque chacun ne représente pour l’autre qu’un certain phantasme qu’il faut former et contrôler. C’est-à-dire aussi : ils sont devenus des phantasmes les uns pour les autres parce qu’il ne représentent que de moyens les un pour les autres – des moyens pour obtenir un peu de sécurité, un peu d’amour, un peu de bonheur. La longue scène dans le supermarché en est révélateur : entourés par les produits, Bruno et Joanna se sentent enfin bien, peut-être même heureux. Une promenade en paix, accompagnée par de petits vols et par des séquences du Rosenkavalier de Strauss. Il y a même de l’innocence dans cette scène. Dès que les hommes se rencontrent entre eux, le jeu des relations et du pouvoir recommence : l’amour n’est qu’un des éléments de ces jeux de pouvoir.
Evidemment, L’amour est plus froid que la mort est aussi un film sur l’aliénation. Un sujet auquel s’intéressaient presque tous les jeunes réalisateurs allemands à l’époque et que Fassbinder traitera dans beaucoup de ses films postérieurs. L’amour est plus froid que la mort est son premier essai de problématiser l’être humain comme perdu dans une aliénation plus ou moins souple mais incontournable, suivant précisément sa propre logique destructive. Mais dans son approche artistique et théorique, Fassbinder fait surtout penser à son contemporain Roland Klick : tous les deux voulaient faire des films très beaux et en même temps très simples, comme Fassbinder se prônait de l’avoir essayé avec son premier long-métrage. Ils voulaient faire du cinéma au sens emphatique du mot : cela est important à savoir, puisque d’autres réalisateurs à l’époque, comme Alexander Kluge notamment, produisaient et demandaient un cinéma critiquo-intellectuel, donnant beaucoup d’espace à l’abstraction et au théorique, et se souciant très peu du grand public. Avec une certaine distance, il est possible de constater que Fassbinder n’est pas parvenu à son but avec L’amour est plus froid que la mort. Le film se présente dans ce sens comme un film échoué – ce que lui-même constatait à maintes reprises plus tard. L’œuvre n’attirait pas beaucoup de monde et le succès économique dont avait rêvé son réalisateur restait une chimère. Pour le grand public, L’amour est plus froid que la mort a été toujours trop stylisé, trop paradoxe, bref trop hiératique. La scène étudiante, malgré l’esprit de ‘68 de l’époque, le méprenait pour une mauvaise copie des films d’action commerciaux. Malgré des critiques plutôt favorables, le film a toujours souffert d’une certaine sous-estimation. Et il serait difficile de nier que les éléments disparates du film ne semblent pas capables de s’unifier dans une véritable totalité. En effet ce sera Klick, quatre ans plus tard, avec son sulfureux Supermarkt, qui tournera le film allemand sur le milieu des gangsters et desperados urbains, hanté par la recherche d’un petit bout de bonheur. C’est sans doute ce film qui sera, à la fois et véritablement, très simple et très beau, en traitant un sujet comparable.
L’amour est plus froid que la mort est néanmoins un film fort, porté par un entrain unique liant agressivité, crudité et acerbité que ne possèdent que les œuvres de jeunesse. Un film amer, malgré certains côtés ludiques. Un film bellement échoué : puisque les parties constituent ici plus que le tout. Peut-être a-t-on toujours sous-estimé ce film parce qu’on prêtait trop d’attention à ses défauts et à ses manques, dus aussi aux circonstances défavorables de tournage. Par contre, il serait mieux de comprendre L’amour est plus froid que la mort comme une subversion ou réarrangement d’éléments. Comme une mélange éclectique donc, mais une mélange éclectique étonnant, avec sa logique propre.
-Viktor.