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La Fièvre dans le Sang - Synopsis

Un cinéaste, un film

La fièvre dans le sang (Splendor in the Grass), réalisé en 1961, est le quinzième long métrage de fiction d’Elia Kazan, basé sur un scénario de William Inge. C’est le deuxième film de ce que l’on considère comme la trilogie américaine du réalisateur, débutant avec Le fleuve sauvage (Wild River) en 1960 et se terminant par America, America en 1963, son film le plus personnel, basé sur les épopées de son oncle décidé à quitter la Turquie pour les Etats-Unis.
Comme à son habitude, il va s’agir pour Kazan, né en Turquie de parents d’origine grecque et émigré aux Etats-Unis à l’âge de quatre ans, de parler de la terre d’accueil de sa famille, l’Amérique, qu’il aime de toutes ses forces et dont il lui faudra, de films en films, dénoncer les tares : ici, le puritanisme et le matérialisme bourgeois, après avoir montré la corruption politique ou syndicale dans Boomerang et Sur les quais (On the Waterfront), le racisme et l’antisémitisme dans L’héritage de la chair (Pinky), Le mur invisible (Gentleman’s Agreement) et Le fleuve sauvage ou encore le dangereux pouvoir de la télévision dans Un homme dans la foule (A Face in the Crowd). Plus encore, il s’intéresse à montrer « superposé à tous ces thèmes, celui de la lutte de l’homme qui cherche péniblement à être heureux, à y voir clair, à être en règle avec sa conscience et à préserver son individualité dans un monde qui semble bien décidé à l’annihiler. »
Né en 1909 à Constantinople et arrivé en 1913 aux Etats-Unis, Elia Kazan, après des études d’art dramatique à Yale, a commencé par être metteur en scène et acteur de théâtre à New York, où il intègre le Group Theatre en 1932. C’est là qu’il rencontre Lee Strasberg avec qui, entre autres, il fondera la fameuse école Actor’s Studio, se basant dans ses enseignements sur la méthode Stanislavski. Après un court-métrage et un documentaire, il réalise son premier film en 1945 : Le lys de Brooklyn (A Tree Grows in Brooklyn). Il part à Hollywood et après quelques films dans lesquels il fait déjà tourner des stars, il rencontre un grand succès en 1952 avec Un tramway nommé Désire (A Streetcar Named Desire), film remportant plusieurs oscars et qui fait découvrir Marlon Brando au public international, faisant de lui une star. C’est également Kazan qui fait tourner James Dean le premier, dans A l’est d’Eden (East of Eden) en 1955. Ancien communiste, il est l’un des seuls réalisateurs, et en tout cas l’un des plus connus, à donner des noms lors de la Chasse aux sorcières d’Hollywood, ce qui lui vaut la haine de beaucoup de ses confrères, jusqu’à la fin de sa vie. Plein de remords, il se justifie maladroitement par la suite en évoquant son antistalinisme. Mais l’affaire est complexe : « Pensait-il réellement pouvoir faire du tort à Staline en dénonçant quelques acteurs du Group Theatre ? Entre anti-communisme et délation, il y avait une marge. Il jette un voile sur des sentiments pourtant bien compréhensibles, surtout chez un « émigrant », toujours à la recherche de son identité culturelle : la peur – de perdre un travail, un statut social -, la « reconnaissance » surtout dont il avait bénéficié de par son adhésion à des idées qui étaient partagées par toute une élite intellectuelle avant de devenir impopulaires. » Cette expérience influence fortement ses films à venir, où l’on retrouve des personnages rongés par la culpabilité d’avoir eu à trahir les leurs, à commencer par Sur les quais (On the Waterfront) en 1954, avec Marlon Brando, mais aussi L’arrangement (The Arrangement) en 1969, en partie autobiographique. Après avoir tourné son dernier film en 1976, Le dernier nabab (The Last Tycoon) au casting impressionnant, réunissant Robert De Niro, Robert Mitchum, Jeanne Moreau, Tony Curtis ou encore Jack Nicholson, il se consacre à l’écriture de romans et d’une autobiographie. Il s’éteint chez lui à New York, en 2003.


Un film-monde

Peter Brook : « On dit le monde de Beckett, le monde de Giacometti. On ne dit pas le monde de Shakespeare car Shakespeare, c’est le monde. » Un film-monde ce serait un film que l’on pourrait parcourir dans tous les sens, où l’on pourrait se perdre, que l’on pourrait traverser avec du mal à avancer quelques fois et qu’il faudrait défricher, un film à partir duquel on pourrait arriver à tout et auquel on pourrait revenir sans cesse. Kubrick, Boorman, Resnais ou encore Fellini, pour ne pas citer Altman, Powell, les frères Coen ou Coppola ont réalisé des films-monde. Plus que cela, comme Brook dit de Shakespeare qu’il est le monde, lui qui est passé de la farce à la fable poétique, de la tragédie à l’épopée historique en passant par la comédie romantique, ils sont des cinéaste-monde, eux qui dans l’ensemble de leur œuvre ont privilégié la profusion (dans les sujets abordés, dans le style) et la variété, les rendant souvent difficilement reconnaissables dès la première image, ceci leur valant le mépris des partisans d’un « auteurisme » triomphant.
Elia Kazan, dont nous diffusons ce soir La fièvre dans le sang (Splendor in the grass), n’est en réalité pas un cinéaste-monde, lui dont l’œuvre est à priori plus cohérente et « stable » que celle éclatée, foisonnante, baroque des cinéastes évoqués plus haut. Mais rappelons que la première unité sous laquelle peuvent se réunir toutes ces œuvres de cinéastes-monde à l’intérieur de leur carrière est celle de la diversité ; autrement dit, ce qu’elles ont en commun c’est d’être apparemment différentes à chaque fois (il suffit de penser, pour prendre l’exemple le plus éloquent, aux sujets successifs des films de Kubrick, à l’opposé les uns des autres). Et c’est en ceci que La fièvre dans le sang semble répondre de manière intéressante, à l’intérieure d’une seule œuvre, à ce terme de film-monde.
Grand cinéaste du politique, Kazan sait faire voir l’unité dans sa diversité et donc sa complexité, cette complexité qui tisse des liens et crée des réseaux entre tous les éléments constitutifs de notre vie et que l’on ne peut séparer. Comme le dit bien Michel Ciment dans son livre Les conquérants d’un nouveau monde : « Ainsi chez Kazan tout se trouve lié : il n’est pas une conduite qui ne se voie infléchie par le milieu ambiant avant d’agir à son tour sur d’autres conduites. »
Si les événements dans leur rapport de causalité nous paraissent indissociables, les personnages peuvent sur certains points renvoyer les uns aux autres : Ginny Stamper (Barbara Loden, future femme du réalisateur), la sœur de Bud (Warren Beatty), dit détester cette ville où tout le monde la regarde comme une bête de foire ; cette impression d’être épiée sera ressentie plus tard dans le film par Deanie Loomis (Natalie Wood, la petite amie de Bud) traversant les couloirs de son lycée sous les regards de ses camarades semblant tous savoir ce qu’elle ignore : Bud l’a trompée avec la volage de la classe… De même pour les décors : le salon familial des Stamper, la chambre de Bud contiennent des maquettes de puits de pétrole, symboles verticaux d’ascension sociale, mais aussi symboles phalliques marquant ironiquement l’impossibilité pour Bud de passer à l’acte avec sa petite amie Deanie et soulignant le handicap de son père (qu’on ne voit jamais proche de sa femme) : c’est en chutant du haut d’un de ces puits qu’il a perdu le bon usage d’une de ses jambes et cette faim, cette ambition dont il parle lui-même le mèneront à une seconde chute, celle de ses actions en bourse, puis celle, littérale, le voyant périr en sautant de la fenêtre d’un hôtel new-yorkais.
L’histoire d’amour entre ces deux personnages principaux Deanie Loomis et Bud Stamper pourrait nous paraître à première vue, résumée en quelques phrases, terriblement banale et rabâchée. Sauf que Kazan nous montre comment ces deux histoires individuelles, qui auraient pu ensembles sceller un destin commun, sont dirigées par des éléments extérieurs, tels que les événements de la vie économique d’alors ou les impératifs sociaux de l’époque. Bref, c’est le fameux schéma de la petite histoire (celle de deux individus anodins, qui s’aiment) dans la grande (celle des Etats-Unis, dont ne cesse de parler Kazan).

Ce qu’ils en disent

Laissons place à quelques grandes plumes de la critique, nous éclairant sur quelques aspects du film :

Jacques Rivette, dans un article de juin 1962 pour les Cahiers du Cinéma :

« Le sujet des deux derniers films d’Elia Kazan est le temps. Non quelque idée abstraite, mais ce temps quotidien tel que les hommes doivent le vivre, jour après jour… Mais, au lieu d’opposer deux moments, deux états de la durée, Splendor in the grass s’attache à décrire ce travail même du temps, cette obscure dégradation et métamorphose qui fait deux étrangers d’un couple amoureux, d’un puissant un homme traqué, d’un pays stable un peuple à la dérive, d’une morale établie une morale caduque. L’écoulement, ou la transformation des valeurs, de toutes les valeurs, tel est l’axe d’un film dont les voix diverses s’unissent sous le commun dénominateur de l’idée de crise. »

Bertrand Tavernier et Jean-Pierre Coursodon dans 50 ans de cinéma américain :

« A la question : « Qu’est-ce que le cinéma ? », on ne peut répondre (à moins d’écrire un volume) que de façon limitative et arbitraire, en citant des noms, des titres, ou mieux un nom, un titre symbolique. Ce nom, pour nous, pourrait bien être Kazan ; ce titre, Splendor in the Grass, peut-être le plus beau de ses trois derniers films, qui sont les plus beaux qu’on puisse voir. Certes, le cinéma ne saurait se ramener à un film (et Kazan ne nous paraît pas « le plus grand », car à un certain degré le génie ne se mesure plus et tous les grands sont au même niveau) mais, en revanche, un film peut très bien concrétiser tout ce que le cinéma représente pour nous ; Splendor in the Grass est certainement de ceux-là. (…) Peintre des conflits, il tend à exprimer par son style (et surtout sa direction d’acteurs) les tensions qui résultent de ces conflits, et les accès de violence ou de délire dans lesquels ces tensions se résolvent. C’est parce que la forme rend compte trop fidèlement de ces explosions, de ces ruptures d’équilibre, que l’on a cru pouvoir parler à son propos d’outrance, d’invraisemblance, de surcharge.
Si le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable, c’est pour Kazan une raison de plus de faire vrai. Ses beaux désordres sont l’effet d’un art qui retrouve la réalité la plus profonde sous les apparences du baroque, de l’artifice. Pendant des années, son style, à la recherche de l’unité, s’est efforcé de dépasser ce paradoxe apparent pour obtenir chez le spectateur l’indissolubilité de l’émotion et de la jouissance esthétique. Viva Zapata ! réussissait cette fusion pour la première fois, encore que par intermittence. Splendor in the Grass l’a portée à un degré d’intensité prodigieux. (…) Tout à coup, cet homme de théâtre retrouva un souffle cosmique digne de Vidor, de Ford, pour filmer la nature : les premiers plans de Splendor in the Grass, les paysages de Wild River et de America America, le parc de l’hôpital, la maison familiale de The Arrangement. Tous ces décors, souvent automnaux et mélancoliques, sont filmés avec amour comme pour les protéger de l’oubli, des ravages du temps. Cinéma de la mémoire où le passé revient sans cesse, comme des vagues inlassables, confrontant et jugeant le présent. La dernière scène de Splendor est, dans cette optique, la plus belle qu’il ait filmée : ces retrouvailles – séparation peut-être inspirée à Inge par un passage de My Antonia de Willa Cather (« on s’est retrouvés comme dans la vieille chanson, en silence sinon en larmes »). On y brasse, en quelques minutes, plusieurs destins, des rêves, des souvenirs : les blessures, les erreurs, les espoirs et les défaillances qui viennent s’écorcher contre la réalité présente. Le sacrifice, le regret se mêlent intimement à la maladresse et à la résignation, à la beauté d’un poème dont on se souvient encore. »

Jean-Pierre Coursodon dans un article d’avril 2004 pour Positif :

« Le privé et le public, le personnel et le social s’y entremêlent et s’y font mutuellement écho, fonctionnant chacun, pourrait-on dire, comme une métaphore de l’autre, et ce de façon significative, jusque dans le vocabulaire qui s’attache à la période : prohibition, crise, depression,… À la crise boursière de 1929 correspond la crise de nerfs de Wilma (écroulement, collapse en anglais, dans les deux cas), sa longue période de dépression nerveuse coïncide avec les années de dépression économique. Au plan intime et au plan national, on peut lire ce double effondrement comme la conséquence de l’hypocrisie ambiante, des fausses valeurs qui ont dominé la décennie.
Expression juridique d’une morale puritaine fondée, comme toute morale institutionnalisée, sur des interdits, la prohibition du commerce de l’alcool est métonymique d’une attitude répressive générale qui s’en prend à toute forme de plaisir considérée comme suspecte, dangereuse, coupable. Wilma Dean et Bud, les jeunes amoureux, en sont les victimes innocentes. L’interdiction frappant la sexualité est si forte qu’ils l’ont eux-mêmes internalisée ; ils ne peuvent concevoir, malgré leur intense désir, d’avoir de rapports sexuels que dans les « liens du mariage », union que leurs parents et la société interdisent également. (…) Dans tout le film, l’attitude des personnages à l’égard de l’amour et de la sexualité présente la même ambivalence, la même hypocrisie que l’attitude de la période à l’égard de la prohibition, loi imposée par la vox populi et pourtant très imparfaitement appliquée et allégrement violée par d’innombrables citoyens. De même, l’ « amour » est révéré dans l’abstrait, mais véhémentement isolé du sexuel, considéré comme sale et honteux. Le père de Bud veut lui « payer » une danseuse pour résoudre ses « problèmes » (elle ressemble à Wilma : « Exact same thing, exact same thing ! Just as pretty ! » s’écrie le père, enchanté de sa découverte). La mère de Wilma explique à sa fille que les femmes honnêtes n’ont pas de désirs sexuels ; l’institutrice, vieille fille à chignon, exprime, devant des élèves qui s’ennuient ou ne pensent qu’à flirter, sa nostalgie de l’amour courtois qui refoule et sublime le désir : et Ginny se méprise parce qu’elle est « facile ».
Cette vision d’une société étouffée par le puritanisme peut sembler outrée, « caricaturale » à un spectateur d’aujourd’hui, voire de 1961, mais elle reflète une réalité. Comme l’écrivait, un peu paradoxalement mais avec justesse, Roger Tailleur dans son livre sur Kazan : « L’excès est dans le sujet, et la caricature, clause de style, est d’abord garantie de réalisme. » (…) Œuvre de tumulte et de crise, La Fièvre dans le sang est (devient, « avec le temps ») une œuvre d’apaisement, d’acceptation (qui n’est pas simple résignation), de réconciliation. Dramatiquement, le film se compose de deux parties très différentes, presque antagonistes. Tensions, conflits, affrontements, explosions hystériques, événements tragiques ou mélodramatiques (tentative de suicide et dépression nerveuse de Deanie, mort accidentelle de Ginnie, suicide du père…) sont concentrés dans la première. La seconde partie, avec la longue convalescence de Wilma Dean, la réconciliation avec sa mère, l’ultime visite à Bud dans sa ferme, est au contraire calme, feutrée, imprégnée d’une immense mélancolie, toujours évocatrice pour moi du vers de Wordsworth (dans un autre poème) : « The still, sad music of humanity. » Sommet, sans doute, de l’œuvre de Kazan, cette dernière partie qu’il aimait particulièrement et qui est si éloignée de tout ce que l’on considère d’habitude comme la marque de son style. »

Arthur ULLMANN

[1] Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier in 50 ans de cinéma américain, p. 573, Editions Nathan, Paris, 1995.

[2] Pièce de théâtre écrite par Tennessee Williams, qu’il avait déjà mise en scène à New York en 1947 avec déjà Marlon Brando dans le rôle de Stanley Kowalski.

[3] Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier in 50 ans de cinéma américain, p. 574, Editions Nathan, Paris, 1995.

[4] Il est bien évident qu’en analysant un plus profondément leurs œuvres, ces cinéastes-monde se révèlent très vite saisis de préoccupations récurrentes tout au long de leur carrière